Tout au long de sa carrière, Fouché n'a jamais rédigé autre chose que des rapports et circulaires ; même ses mémoires (à conditions qu'il en soit lui-même l'auteur...) sont écrites de manière "narrative", les considérations de fond restant rares et convenues. Fouché était un pragmatique, un empirique, le contraire d'un visionnaire : concernant la police, il s'est toujours borné à faire fonctionner au mieux l'appareil mis à sa disposition, sans jamais envisager de réformes de fond. Il n'a eu aucun rôle dans la création de la Préfecture de Police en 1800, ce qui le caractérise c'est plutôt le recours à de vieilles recettes éprouvées, tel que le "cabinet noir" surveillant le courrier postal, qui existait déjà sous l'Ancien Régime. Certes, à sa manière Fouché était un génie, mais s'agissant de ses méthodes elles étaient tout à fait traditionnelles, et pour ce qui est de son héritage, il s'intègre dans la continuité, sans aucun "changement de cap" significatif. Cette continuité, c'est une vision de la police d'Etat axée autour de la défense des fonctions régaliennes : renseignement politique ; répression des conspirations et complots ; maintien de l'ordre. Mais cette vision régalienne de la police n'est pas une invention de Fouché, c'était, déjà, une caractéristique de la police de l'Ancien Régime et elle l'est encore de nos jours. On peut le déplorer, mais une police est toujours faite à l'image de son pays, de son histoire, de sa culture : or la France connaît une forte tradition de révoltes, révolutions, conspirations et coups d'Etat de toute sorte qu'on peut faire remonter, pour l'époque contemporaine, au moins à la "guerre des farines" de 1775. On avait cru, vers la fin du siècle dernier, que la France était devenue, finalement, un pays pacifié : d'où les chantiers, plus ou moins avortés, portant sur la création de la "police de proximité", voire les projets (ou velléités...) concernant la restructuration ou la suppression des CRS et EGM. La réalité s'est rappelée à notre bon souvenir, d'abord avec le terrorisme islamiste, puis avec les "gilets jaunes", nous rappelant qu'il existe dans notre pays une tradition de violence anti-institutionnelle qui est encore d'actualité et qui exige le maintien d'un appareil policier dans lequel Fouché, qui n'avait que du mépris pour la "police des voleurs, des filles et des réverbères" (ancêtre de l'actuelle sécurité publique) se serait certainement reconnu.
A titre d'illustration, je vous propose trois personnes qui, à leur manière, ont vraiment modernisé durablement la police : le préfet de police Louis-Marie de Belleyme, qui en 1829 crée les sergents de ville, premiers policiers en uniforme ; Alphonse Bertillon, créateur à la fin du XIXe siècle de la police scientifique ; et Georges Clémenceau, "inventeur" en 1907 des Brigades régionales de police mobile, ancêtres de la Police Judiciaire.
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Bernard a écrit : "C'est peut-être un peu beaucoup pour ce sombre personnage, ne trouvez-vous pas ?
Qu'il soit intrigant, qu'il ait été intriguant, je n'en disconviens pas mais n'en faites pas non plus un génie".
Il était inévitable qu'en dépit de toutes les précautions prises, on retombe dans la légende noire de Fouché : intriguant, on veut bien, mais génie certainement pas. Un "intrigant" qui a eu un rôle de premier plan dans la fin de Robespierre et de Napoléon, et qui a installé Louis XVIII sur le trône en évitant la guerre civile... Mais mon but n'est pas de convaincre, je ne recrute pas, et d'ailleurs je ne suis pas en admiration devant ce personnage, loin de là. Je propose aux lecteurs du forum cette définition du "génie" faite par... Philippe Bouvard : "Le génie, c'est d'avoir du talent tout le temps; le talent, c'est d'avoir du génie de temps à autre ; l'intelligence, c'est de savoir que l'on n'a ni génie, ni talent".
La politique (et encore moins l'histoire...) ne doivent pas se confondre avec la morale, tous ceux qui ont lu Machiavel le savent. Personnellement, je me sens infiniment plus proche de Lavoisier que de Fouché, mais ce dernier a eu un tel poids dans l'histoire de l'Europe qu'il est tout à fait normal qu'on s'y intéresse davantage qu'à Lavoisier.
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JOKER, le 07/05/2019 : "Je vous remercie M. Sapori pour la précision et le souci du détail de votre réponse. Vous estimez donc qu'il aurait fait un
bon Ministre de l'Intérieur dans le contexte actuel ? ( Gilets Jaunes, terrorisme,...)
Pensez-vous que ses méthodes traditionnelles et assez peu innovantes auraient été efficaces face à ces événements ou menaces ?"
Après la politisation et la moralisation (cf ma réponse à BERNARD) le premier risque, pour l'historien, c'est la menace de l'anachronisme. Il est impossible d'imaginer les réponses que Fouché, Ministre de la police, aurait apporté aux problématiques sécuritaires d'aujourd'hui. Pour ce qui concerne le maintien de l'ordre, de toute manière, ce n'était pas sa partie, cela était du ressort des préfets, qui ne dépendaient pas de lui ; et, à l'époque, c'était une problématique inexistante. Mais il faut bien que je trouve quelque chose à dire... Alors je pense à l'attitude de Fouché après le sanglant attentat de la rue Nicaise du 24 décembre 1800 (Napoléon, visé, s'en tire sans blessures, mais on compte 22 morts). Napoléon et son entourage accusent d'emblée, sans preuves, les Jacobins, tandis que Fouché, très prudent, n'y croit pas ; Napoléon l’engueule, et l'accuse de vouloir défendre ses anciens camarades jacobins et régicides, mais le ministre de la police ne cède pas. On connaît les résultats... Fouché, qui avait refusé de suivre les "moutons" soucieux uniquement de plaire à Napoléon, a pu déterminer qu'il s'agissait bien d'un complot royaliste. Une attitude qui devrait inspirer certains ministres de l'intérieur contemporains, trop pressés de réagir à chaud et de "crier avec les loups"... Quitte, après, à faire marche arrière.
Très cordialement