La suite, après l'incendie :
L’Empereur revint le 18 au Kremlin . Son départ de Moscou avait été le signal des désordres les plus graves. Les maisons sauvées furent pillées. Les malheureux habitants qui étaient restés furent maltraités. Les boutiques, les caves furent enfoncées, et de là tous les excès, tous les crimes, qui sont le résultat de l’ivresse des soldats qui ne connaissent plus la voix de leurs chefs. La canaille de la ville, profitant de ce désordre, pillait aussi et montrait aux soldats les caves, les souterrains, tous les lieux où elle présumait qu’il pouvait y avoir quelque chose de caché dans l’espoir d’avoir sa part du pillage. Les corps d’armée qui n’étaient pas en ville y envoyèrent des détachements pour avoir leur part des vivres et du butin. On peut juger du résultat de ces recherches. On trouva de tout et abondamment des provisions de vin et d’eau-de-vie. Les magasins de grains, farine et avoine, qui étaient sur les quais, échappèrent à l’incendie. Les chevaux avaient tellement manqué de subsistances depuis Smolensk jusqu’à Ghjat et depuis la bataille jusqu’à Moscou, que chacun s’était pressé de faire ses provisions et d’enlever pour plusieurs mois d’avoine dans les journées du 15 et du 16. Une partie de ces provisions fut consumée dans les maisons, et c’est à ce qui resta de ces approvisionnements qu’on a dû l’abondance où l’on a été jusqu’au départ , et même d’avoir pu faire vivre les hommes et les chevaux pendant une partie de la retraite.
L’Empereur s’occupa, aussitôt son retour à Moscou, des moyens de justifier l’armée française à Pétersbourg de l’odieux de cet incendie qu’elle avait tout fait pour arrêter et dont on ne pouvait la soupçonner, même dans son intérêt. Il chargea M. Lelorgne de chercher un Russe qui pût donner les détails de cet événement et répéter ce dont il le chargerait. M. Toutolmine , directeur des Enfants-Trouvés, resté courageusement, comme un bon père de famille, à la tête de cet établissement, quoique les enfants trouvés eussent été en grande partie évacués , parut d’autant plus propre à remplir ce but que sa qualité d’agent d’un des instituts de l’impératrice mère donnerait à son rapport un double caractère de vérité pour les deux sociétés de Pétersbourg. Il vint chez l’Empereur. M. Lelorgne lui servit d’interprète. Il se confondit en remerciements pour les secours et la protection accordés à son établissement. L’Empereur lui répéta qu’il avait fait cette guerre toute politique sans animosité ; que la paix était son premier vœu ; qu’il l’avait exprimé en toute occasion ; qu’il était venu jusqu’à Moscou malgré lui ; qu’il avait tout fait à Moscou comme ailleurs pour conserver les propriétés et pour éteindre les incendies allumés par les Russes eux-mêmes. M. Toutolmine faisait dans sa lettre l’éloge des mesures prises par l’Empereur et des soins, des attentions vraies qu’avait eues M. Lelorgne, dont l’obligeance ne s’est pas ralentie un seul instant pour les malheureux Russes, j’en ai souvent été témoin. Les lettres de M. Toutolmine étant prêtes, on donna un passeport et tous les moyens de voyager à l’un de ses employés qu’il expédia à Pétersbourg.
Toute l’armée, à l’exception des corps avec le roi, était en ville ou cantonnée à peu de distance. Les incendiés s’étaient réfugiés dans les églises, dans les cimetières, où ils se croyaient à l’abri des vexations des militaires. Les églises étant, la plupart, sur des places et isolées, s’étaient aussi trouvées par là plus à l’abri des ravages de l’incendie. Beaucoup de ces malheureux étaient venus à Petrowskoïé. On faisait tout ce qu’on pouvait pour eux. J’en plaçai environ quatre-vingts dans la maison Galitzin ; de ce nombre était M. Zagriaski, écuyer de l’Empereur , qui avait espéré, en restant à Moscou, sauver sa maison, objet des soins de toute sa vie. J’y plaçai aussi un général-major, allemand de naissance, qui, après de longs services sous l’impératrice Catherine, avait obtenu sa retraite. Ces malheureux avaient tout perdu. Il ne leur restait que la capote dans laquelle ils étaient enveloppés.
Notre retour à Moscou fut au moins aussi triste qu’avait été notre départ. Je ne puis exprimer tout ce que j’avais éprouvé depuis la mort de mon frère. Le spectacle de ces derniers événements acheva de m’accabler. L’horreur de tout ce qui nous environnait ajoutait encore au chagrin de sa perte. Si on ne peut sentir exclusivement ses peines personnelles quand on est entouré de tant de douleurs et spectateur de tant d’infortunes, on n’en est que plus malheureux. J’étais accablé ! Heureux ceux qui n’ont pas vu cet affreux spectacle, cette image de la destruction !
Une grande partie de la ville était réduite en cendres ; celle nord, plus rapprochée du Kremlin, avait été préservée, parce que le vent avait passé à l’ouest ; quelques quartiers séparés et opposés à l’incendie n’avaient point souffert. Les belles habitations qui entourent Moscou avaient échappé à ces projets de destruction ; celle de M. Rostopchin, gouverneur, fut seule réduite en cendres par son propriétaire qui fit afficher cette détermination, qu’il crut, sans doute, très patriotique, sur le poteau qui indiquait le chemin de sa terre de Wornzowo, à peu de distance de Moscou. On apporta cette affiche à l’Empereur qui tourna cette action en ridicule. Il en parla beaucoup dans ce sens et l’envoya, dans ce but, à Paris où elle produisit, sans doute, comme à l’armée, un effet tout contraire. Elle fit une profonde impression sur tous les gens qui réfléchissaient et trouva, quant au sacrifice de sa maison seulement, plus d’admirateurs que de censeurs. Voici ce billet tel qu’il était conçu : “J’ai embelli pendant huit ans cette campagne et j’y vivais heureux au sein de ma famille. Les habitants de cette terre, au nombre de dix-sept cent vingt, la quittent à votre approche et, moi, je mets le feu à ma maison pour qu’elle ne soit pas souillée par votre présence. Français, je vous ai abandonné mes deux maisons de Moscou, avec un mobilier d’un demi-million de roubles ; ici vous ne trouverez que des cendres.”
Quelques jours après le retour au Kremlin, l’Empereur annonça hautement qu’il avait pris son parti et qu’il prendrait ses quartiers d’hiver à Moscou, qui, dans l’état même où il était, lui offrait plus d’établissements, plus de ressources, plus de moyens que toute autre position. Il fit, en conséquence, mettre le Kremlin et les couvents autour de la ville en état de défense et ordonna différentes reconnaissances dans les environs pour établir un système de défense pour l’hiver. L’Empereur prit beaucoup d’autres mesures de prévoyance et de précaution. Il annonça qu’il ordonnait de nouvelles levées en France et en Pologne, qu’il préparait l’organisation des cosaques polonais, “déjà précédemment ordonnée”, dit-il. Des réserves eurent ordre de nous joindre et tous les détachements de renforts, échelonnés dans leur marche, devaient assurer et garder nos derrières, protéger nos convois et nos communications. Les maisons de poste furent fortifiées ; le service des estafettes que j’avais organisé depuis le commencement de la campagne fut l’objet d’une attention particulière.
Le porte-manteau, portant les dépêches pour l’Empereur et son quartier général, arrivait régulièrement chaque jour de Paris à Moscou, en moins de quinze jours, souvent en quatorze jours. Ce service se faisait par les postillons des relais de poste de Paris à Erfurt ; de là, jusqu’en Pologne, par des courriers, espacés par brigades de quatre, de 30 en 30 lieues ; dans une partie de la Pologne, par les postillons des relais ; sur la frontière et en Russie par des postillons français que M. le comte Lavallette avait triés, montés de nos meilleurs chevaux de poste et qu’il avait mis à ma disposition. Il y en avait quatre à chaque relais et les relais étaient de 5 à 7 lieues. La ponctualité du service était vraiment étonnante .
L’Empereur était toujours impatient de voir arriver son estafette ; le retard de quelques heures l’occupait, l’inquiétait même, quoique ce service n’eût encore éprouvé aucune entrave. Le portefeuille de Paris, le paquet de Varsovie et celui de Vilna étaient le thermomètre de la bonne ou mauvaise humeur de l’Empereur. C’étaient aussi celui de la nôtre, car le bonheur de chacun était dans les nouvelles qu’il recevait de France. Il arrivait de petits convois de vin et d’autres objets. Des officiers, des chirurgiens, des employés d’administration rejoignaient aussi l’armée. Les rapports des commandants des principaux points de notre ligne de communications étaient tranquillisants. On venait aussi facilement de Paris à Moscou que de Paris à Marseille. Chacun avait cependant de la peine à se résigner à passer l’hiver si loin de cette France, vers laquelle se tournaient tous les regards. On avait été gâté par les autres campagnes de l’Empereur ; la paix était toujours le prix des fatigues de quelques mois ; à l’exception de la campagne de Prusse et Pologne, on avait toujours passé l’hiver en France et les souvenirs d’Osterode et de Güttstadt, les neiges de Pultusk et de Pratznitz n’amenaient que de sérieuses réflexions.
Quelques personnes, à commencer par moi, doutaient que l’Empereur eût réellement le projet de passer l’hiver à Moscou. Cet immense espace entre la Pologne et nous donnait à l’ennemi trop de moyens de nous inquiéter ; mille considérations semblaient encore s’opposer à l’exécution de ce projet. Cependant, l’Empereur s’en occupait avec tant de prévoyance et de détails, il en parlait d’une manière si positive et semblait le regarder comme si indispensable au succès de son entreprise, s’il n’obtenait pas la paix avant l’hiver, que les plus incrédules avaient fini par y croire. Le grand maréchal et le prince de Neuchâtel paraissaient alors, eux aussi, persuadés que nous resterions à Moscou. Chacun faisait ses provisions en conséquence, ramassait des meubles et tous les objets abandonnés qui pouvaient être nécessaires pour compléter ses arrangements intérieurs. On faisait ses provisions de bois, de fourrage. Enfin, chacun se pourvoyait comme s’il eût dû passer à Moscou les huit mois qui nous restaient à courir pour gagner le printemps.
Pour moi, j’avoue que je ne vis dans l’affectation avec laquelle l’Empereur parlait de ce projet, comme dans les mesures qu’il prenait, que le désir de donner le change à l’opinion, d’activer la réunion des approvisionnements et, avant tout, celui d’appuyer, par l’annonce de ce projet, les ouvertures qu’il avait faites. Elles étaient ignorées de tout le monde. M. Toutolmine en avait fidèlement gardé le secret ainsi que M. Lelorgne, qui avait aussi été chargé de la seconde expédition. L’Empereur dit cependant quelques mots au prince de Neuchâtel sur la nature de ses ouvertures.
L’Empereur se flattait (il en convint plus tard avec moi) que cette démarche, faite aussi dans le but de bien établir, dès le principe, que les Français n’étaient pour rien dans l’incendie de Moscou et qu’ils avaient même tout fait pour en arrêter les ravages, prouvant qu’il était disposé à entrer en arrangement, cela amènerait une réponse et même des propositions de paix. L’incendie de Moscou avait fait faire à l’Empereur de sérieuses réflexions, quoiqu’il cherchât à se dissimuler les conséquences que devait avoir une telle résolution et le peu d’espoir qu’il y avait que le gouvernement qui l’avait prise fût disposé à faire la paix. Il voulait toujours croire à sa bonne étoile et que la Russie, fatiguée de la guerre, saisirait toute occasion de mettre fin à la lutte. Il pensait que la difficulté n’était que dans le moyen de s’aborder convenablement, parce que la Russie lui croyait de grandes prétentions, que l’initiative qu’il avait prise, en prouvant à l’empereur Alexandre qu’il serait facile de s’entendre sur les conditions, amènerait nécessairement des propositions. Je crois, en effet, que l’empereur Napoléon eût été très facile sur les conditions en ce moment, la paix étant le seul moyen de se tirer de ce mauvais pas. Il présentait ses démarches comme de la générosité, comme s’il pouvait se flatter qu’on prendrait le change, à Pétersbourg, sur ses motifs. Il cherchait à faire croire que c’était la crainte de le trouver trop exigeant qui avait empêché les propositions de lui arriver. Il espérait donc se tirer de cette manière de la position embarrassante où il s’était placé. C’est dans cet espoir de la paix qu’il prolongea son malheureux séjour à Moscou.
Le temps superbe qu’il faisait, la douceur de la température qui s’était prolongée cette année, tout a contribué à le tromper. Peut-être avait-il aussi, avant que ses derrières fussent inquiétés et attaqués, la pensée de prendre, comme il l’annonçait, ses quartiers d’hiver en Russie. Dans ce cas, “Moscou, comme il le disait, était par son nom une position politique, par le nombre et l’espèce de ses établissements et de ses ressources encore existantes une position militaire préférable à toute autre, s’il restait en Russie.”