la remonte a écrit : ↑16 déc. 2020, 12:00
c'est curieux que ni les Anglais , Français , Espagnols ... n'aient fait le boulot plus tôt ?
La question barbaresque fut abordée dans les négociations franco-britanniques devant aboutir à la paix d'Amiens.
On peut à ce sujet citer la lettre que Talleyrand écrivit à Joseph Bonaparte le 19 février 1802 :
« Pour ce qui concerne les Barbaresques, nommés dans l'article 9 proposé, il faut insister sur le concert à établir pour les forcer de renoncer à leur état habituel d'hostilités; et le premier Consul désire que vous fassiez insérer, à cet égard, au protocole, une note de la teneur suivante:
« Le soussigné est chargé d'insister sur la proposition qu'il a faite, tendant à ce que les quatre parties contractantes [France, Espagne, République batave et Royaume Uni] s'entendent pour mettre fin aux brigandages que les Barbaresques exercent dans la Méditerranée à la honte de l'Europe et des temps modernes.
La seule notification qui leur serait faite à cet égard de la volonté des puissances contractantes, donnerait la paix au commerce des États-Unis, du Portugal, du roi de Naples et de tous les autres États d'Italie; et, si quelque nation avait à redouter la concurrence qui deviendrait plus grande dans le commerce de la Méditerranée, ce sont, sans doute, la France et l'Espagne, qui, tant par leur position que par leurs rapports particuliers avec les Barbaresques, ont, dans tous les temps, le plus de sécurité et d'avantages dans ce commerce; ce sont donc elles qui feraient le plus grand sacrifice. Mais, dans une question qui intéresse la morale politique et la dignité des nations européennes, pourrait-on se conduire uniquement par des motifs d'intérêt personnel ? Dieu a donné la force aux puissances comme aux individus, pour protéger le faible : il serait consolant et glorieux de voir qu'une guerre, qui a produit tant de calamités, se terminât du moins par un grand acte de bienveillance envers toutes les nations commerçantes. »
On était bien loin ici du rapport (Mémoire sur la situation de la République française considérée dans ses rapports extérieurs avec les autres puissances) que Talleyrand avait présenté le 10 juillet 1798 (à cette date Bonaparte marchait sur le Caire (la bataille des Pyramide aura lieu trois jours plus tard) et Talleyrand s'illusionnait encore, relativement à l'expédition d'Egypte, sur la passivité prévue de la Porte, qui, finalement déclarera la guerre à la France et entraînera dans son sillage les Régences) :
« Je terminerai par une remarque sur les puissances barbaresques.
Ce sont peut-être les seules qui, pendant cette guerre, soient restées tout à fait fidèles aux liens qu'elles avaient avec la France, à l'époque même où les Anglais, maîtres de Toulon, dominaient dans la Méditerranée ; leur attachement pour nous a paru s'augmenter en proportion de nos disgrâces.
Qu'on juge ce qui doit résulter vis-à-vis d'elles de notre rétablissement à Malte, et combien leur intérêt va se trouver d'accord avec la prédilection d'habitude qu'elles nous ont témoignée.
C'est ici le lieu d'ajouter qu'il serait impolitique de s'abandonner en ce moment à des idées trop libérales, et de s'occuper soit à détruire la piraterie avouée des Barbaresques, soit à faire participer les Républiques d'Italie aux droits dont nous jouissons chez ces puissances [Talleyrand écrivait à ce sujet dans le même mémoire : « C'est par ce principe [« nous devons nous garder de faire des ingrats trop puissants »] que je persiste à croire que nous ferions mal d'accéder au vœu que témoignent ces trois républiques d'obtenir que leur pavillon soit respecté par les Barbaresques à l'égal du nôtre. Évitons de partager avec qui que ce soit cet avantage. Le sol de l'Italie donne déjà à l'industrie de ses habitants, si elle croît par la liberté, trop de moyens de rivaliser avec la nôtre pour que nous facilitions ses progrès et ses débouchés. »]. La Méditerranée doit être exclusivement la mer française. Son commerce entier nous appartient, et tout ce qui tend à en éloigner les autres nations doit entrer dans nos vues. Sous ce rapport, les Régences de la côte d'Afrique sont, en quelque sorte, nos auxiliaires, puisque leurs vexations atteignent tout le monde, excepté nous, et que notre pavillon, respecté, se trouve en temps ordinaire au-dessus de toute concurrence.
Notre intérêt est donc de maintenir les Barbaresques dans leur état actuel, au moins jusqu'à ce que notre domination soit établie sur la Méditerranée, de manière à ne plus craindre ni ennemis ni rivaux, ce qui aura lieu quand le commerce aura pris à notre avantage des habitudes dont on connaît la force, et que des siècles même ont peine à changer. »
Autres temps…
Talleyrand reprenait à présent quasiment mot pour mot les directives transmises le jour même par Bonaparte qui, lui, parlait de « sentiments de dignité d’hommes européens et de morale publique ».
Ce souhait de voir s’entendre diverses puissances afin de mettre fin à la piraterie barbaresque n’est pas sans faire penser à ce qu’écrivait Raynal (auteur admiré par le jeune Bonaparte) dès 1770 dans son « Histoire philosophique des deux Indes » :
« Mais à quel peuple est-il réservé de briser les fers que l’Afrique nous forge lentement, et d’arracher ces épouvantails qui glacent d’effroi nos navigateurs ? Aucune nation ne peut le tenter seule ; et si elle l’osait, peut-être la jalousie de toutes les autres y mettraient-elles des obstacles secrètes ou publics. Ce doit être l’ouvrage d’une ligue universelle. Il faut que toutes les puissances maritimes concourent à l’exécution d’un dessein qui les intéresse toutes également. Ces états que tout invite à s’allier, à s’aimer, à se défendre, doivent être fatigués des malheurs qu’ils se causent réciproquement. Qu’après s’être si souvent unis pour leur destruction mutuelle, ils prennent les armes pour leur conservation. La guerre aura été, du moins une fois, utile et juste. »
La constitution d’une force alliée contre les Régences, en marge du traité de paix d’Amiens, ne vit finalement pas le jour.
Mais la paix aidant, la problématique barbaresque persistant, Bonaparte prit les choses en main dès l'été 1802.
Ainsi, le 18 juillet, il écrivait à Mustapha Pacha, dey d’Alger :
« [La lettre que je vous écris] a pour but de vous demander réparation prompte, et telle que j'ai droit de l'attendre des sentiments que vous avez toujours montrés pour moi. Un officier français a été battu, dans la rade de Tunis, par un de vos reis. L'agent de la République a demandé satisfaction et n'a pu l'obtenir. Deux bricks de guerre ont été pris par vos corsaires, qui les ont amenés à Alger et les ont retardés dans leur voyage. Un bâtiment napolitain a été pris par vos corsaires dans la rade d'Hyères, et par là ils ont violé le territoire français. Enfin, du vaisseau qui a échoué cet hiver sur vos côtes, il me manque encore plus de 150 hommes qui sont entre les mains des barbares. »
L’affaire était sérieuse.
Le jour même, le Premier Consul écrivait à Talleyrand des instructions fort menaçantes :
« Un courrier vous portera, Citoyen Ministre, la lettre que j'écris au dey d'Alger par l'occasion de l'adjudant du palais Hulin; vous ferez partir sur-le-champ ce courrier pour Toulon. Le citoyen Hulin partira avec les trois vaisseaux de guerre qui seront prêts à mettre à la voile pour Alger, ou bien il s'embarquera sur une frégate, eu choisissant le moyen le plus expéditif.
D'autres escadres se rendent dans la Méditerranée, et, pour peu que le Dey ne se conduise pas d'une manière convenable, je saurai le mettre à la raison. Vous devez faire part de ces différentes choses à Thainville, pour qu'il se conduise en conséquence. Faites connaître au citoyen Hulin qu'il doit remettre directement ma lettre au Dey dans une audience extraordinaire. Vous pouvez lui donner connaissance du contenu. Il doit lui dire que je désire vivre bien avec lui, mais que je n'ai jamais capitulé avec l'honneur, et que, s'il ne donne pas des ordres pour qu'on respecte mon pavillon, je suis capable d'aller moi-même à Alger. J'ai détruit les Mameluks, parce qu'ils n'avaient pas donné satisfaction aux Français; malheur à qui, de gaieté de cœur, sera ennemi de la France !
Si jamais le Dey se conduisait avec violence (car l'on doit tout attendre d'un barbare), le citoyen Thainville, en s'en allant, en instruirait l'amiral, qui a ordre de bloquer Alger. »
Hulin arriva à Toulon le 22 juillet.
Au même moment, le 28 juillet, à la demande de Decrès, Jeanbon Saint-André, commissaire général dans les départements de la rive gauche du Rhin, et surtout, ancien consul à Alger, remettait ce rapport :
« Si nous étions en guerre avec les Algériens, quelles mesures seraient à prendre pour les empêcher de nous faire du mal ?
Si la guerre éclatait avec Alger, on n'aurait pas à craindre que ce peuple vînt avec une armée tenter une invasion sur le territoire de la république; mais, suivant l'usage de ces barbares, leurs corsaires se répandraient sur les points de passage de notre commerce du Levant et des colonies pour intercepter nos navires marchands; ils viendraient sur nos côtes et celles d'Italie, de Gênes, d'Espagne et de Corse pour troubler notre cabotage; ils chercheraient à s'insinuer dans nos anses, nos baies ouvertes, nos criques; à descendre sur les points indéfendus de nos côtes, pour y enlever des bestiaux, des denrées, saisir les hommes, les femmes, les enfants, et les emmener en esclavage. Le genre d'attaque détermine celui de la défense et vous le connaissez mieux que moi, citoyen ministre; ils consistent:
1° A donner aux bâtiments marchands des escortes suffisantes pour débouquer le détroit de Gibraltar, ou les garantir pendant leur navigation sur la Méditerranée, dans l'Archipel, sur les côtes d'Asie, d'Afrique et de la Grèce.
2° A faire escorter de même notre cabotage.
3° A établir des croisières sur nos côtes, au détroit de Gibraltar, dans le canal de Malte, au cap Bon, à Kérigo, à Rhodes, etc., etc.
Dans une guerre telle que celle d'Alger, il me semble qu'il faut répandre les frégates sur la Méditerranée, en confier le commandement à des hommes instruits à la fois et audacieux, punir sévèrement ceux qui se laisseraient prendre., parce qu'il est plus humiliant pour un pavillon français de se baisser devant un pavillon barbaresque que devant tout autre; ne pas tolérer de la part des officiers les relâches sans motifs, et les séjours oiseux dans les ports, où l'on n'apprend pas son métier, et où l'on ne le fait pas; être toujours en mouvement, se trouver partout; et comme la guerre algérienne n'a rien qui puisse tenter la cupidité, stimuler les officiers par des récompenses d'honneur, et les équipages par une prime proportionnée aux difficultés et à l'importance de la victoire. Ce n'est pas à un amiral que je dois me permettre d'observer que le service actif des frégates est la véritable école des marins, et qu'une guerre algérienne, dirigée par ses ordres, aurait pour effet nécessaire de former de bons hommes. Voilà pourquoi principalement je pense qu'il serait utile de multiplier les moyens de ce genre, même au-delà des besoins réels.
4° Le service des batteries, et en général celui de toute la côte, devrait être fait avec la plus rigoureuse surveillance. Une seule famille, un seul individu emmené esclave en Alger, est un grand malheur; c'est un de nos concitoyens privé de ses droits les plus précieux. La garde nationale, la troupe de ligne, les canonniers, doivent être en activité perpétuelle; des patrouilles, surtout de nuit, doivent succéder aux patrouilles dans les endroits suspects. Il faut en un mot faire la garde comme contre des voleurs qui cherchent à surprendre.
5° Les îles d'Hyères, celles de Rotoneau. celles de Sainte-Marguerite, le golfe Juan, celui de Fréjus, etc. , méritent une attention plus particulière que tout le reste, et leurs garnisons doivent être renforcées là où il y en a, et établies là où il n'y en a pas. Des chaloupes canonnières doivent être toujours, et autant qu'il est possible, à la voile dans les canaux de ces îles et dans les autres lieux où on peut se cacher aisément.
6° L'île de Monte-Christ est connue pour être un des repaires favoris des corsaires barbaresques. Cette île et tous les petits écueils qui se trouvent entre la côte de Naples et celles de Corse ne sauraient être surveillés avec trop de soin.
7° Enfin les précautions à prendre pour la côte méridionale de France sont en tout temps applicables à la Corse, et il faut observer de plus que le canal de Bonifacio, où je sais par les jactances des Algériens qu'ils y ont relâché plusieurs fois et enlevé des bestiaux et des hommes, est un des points qu'il faut garder. Une station dans ces parages, où le Fort Vieux offre un bon asile, ne serait pas sans utilité, et si les autorités de la Sardaigne , ennemie perpétuelle d'Alger, étaient stimulées à nous seconder, ce passage pourrait être bien fermé.
Quelles croisières faudrait-il établir?
J'ai parlé des croisières protectrices et défensives. Les croisières offensives ne pourraient guère être établies que sur trois points:
1° Devant le port d'Alger, depuis la pointe Pescao jusqu'au cap Matifou, et quelques lieues au large, suivant le système de ruse propre aux croisières.
2° Devant les rades de Bone et de Bougie, plus particulièrement de la première. 3° Devant Arzou et Oran.
Ces croisières devraient être faites par des divisions de frégates et corvettes. Celle d'Alger devrait être la plus forte et proportionnée à la connaissance qu'on aurait des armements du Dey. Celle-ci pourrait même être appuyée d'un vaisseau de 74, qui devrait être un des meilleurs voiliers de l'armée.
Quelles mesures seraient à prendre pour leur nuire , et quelles opérations faudrait-il exécuter pour leur faire le plus de mal possible par les seuls moyens maritimes?
Tout le monde se souvient, surtout à Alger, du fameux bombardement opéré par l'un de nos plus braves amiraux, le célèbre Duquesne. Mais quand Duquesne bombarda cette ville, les fortifications de la Marine n'étaient pas dans l'état où elles sont aujourd'hui, les Algériens ne connaissaient pas l'usage des chaloupes canonnières, avec lesquelles ils se sont familiarisés au point de les manœuvrer avec justesse. Cependant les Espagnols, dans leur dernière expédition, ont aussi bombardé Alger; et si Barcello, suivant la tradition, n'avait pas été desservi à Carthagène par les mauvaises munitions qu'on lui avait données tout exprès, dit-on, pour le faire échouer; s'il n'y avait pas eu de mésintelligence entre les généraux de terre et de mer, écueil ordinaire et le plus redoutable de toutes les opérations combinées des deux services, on assure que l'humiliation des Barbaresque saurait été complète. Un bombardement présente donc plus de difficulté qu'au temps de Duquesne; mais il n'est pas impossible, et c'est au général qui a vaincu partout que la solution de cette question est dévolue de droit. Qui le résoudrait comme lui, et qui connaîtrait comme lui les moyens de faire réussir une pareille opération ?
A un bombardement près, je ne vois pas quel mal on pourrait faire à Alger par les seuls moyens maritimes. Tout se réduirait à paralyser la course, à prendre un petit nombre de bâtiments de commerce, dont je parlerai dans la suite, et la guerre serait purement défensive.
Si, en cas de guerre avec Alger, on se décidait à employer une armée de terre contre cette régence, comment devrait-elle être composée ? quelle devrait être sa force?
Cette question est la plus embarrassante pour moi, parce qu'elle suppose des connaissances militaires que je n'ai pas. Je ne puis qu'exprimer une opinion, et le devoir d'obéir m'obtiendra sans doute un peu d'indulgence.
Si on se décidait à employer une armée de terre contre Alger, je crois qu'on devrait avoir en vue de frapper un coup rapide comme la pensée, et de terminer la guerre en huit jours. Ce motif, dont la nature du climat, l'espèce d'ennemis qu'on aurait à combattre, la nécessité de ne pas laisser à leur ignorant amour-propre l'ombre même d'un prétexte de douter de notre supériorité; l'importance de séparer par une défaite décisive les Maures des Turcs; la difficulté de se procurer aisément, quand on n'est pas le plus fort dans ce pays-là, les objets nécessaires au maintien d'une armée ; la facilité de les obtenir tous quand on peut parler en maître ; ce motif, dis-je, dont tout concourt à démontrer la justesse, obligerait à porter l'armée à un nombre plus considérable qu'on n'en emploierait contre une puissance d'Europe avec laquelle on aurait les mêmes rapports de force et de position que la Régence. Je pourrais exagérer pourtant, mais je pense qu'une armée de 30 000 hommes serait nécessaire.
Elle devrait être composée d'une quantité proportionnée de troupes légères à pied et à cheval plus fortes que dans les armées ordinaires. Le premier consul a vu en Egypte quelle est la tactique des Arabes. La cavalerie algérienne est tout arabe ou maure, ce qui est la même chose. S'élancer au grand galop et sans ordre en abandonnant la bride à son cheval, tirer un coup de fusil à son ennemi, fuir pour recharger son arme, et revenir à la charge, telle est leur manière. L'infanterie est turque et arabe; elle se bat comme les Turcs.
L'artillerie légère serait extrêmement redoutable pour eux. En général, ils sont mauvais canonniers, et ne concevraient pas comment on peut poursuivre un ennemi à coups de canons traînés par des chevaux au grand trot. Mais encore une fois, le premier consul réunit sur ce point le coup d'oeil du génie aux leçons de l'expérience.
Comment et où devrait-elle débarquer ?
Le lieu où débarquèrent les Espagnols, au fond de la rade d'Alger, dans la partie orientale, et à plus de deux bonnes lieues de distance de la ville, n'était peut-être pas très mal choisi ; mais les Espagnols auraient dû se hâter de marcher en avant, de culbuter l'ennemi, et de s'emparer des hauteurs pour se porter rapidement sur ses derrières au fort l'Empereur, et de s'en rendre maîtres. Mais il paraît qu'ils temporisèrent, qu'ils voulurent se porter en droiture par la plaine sur la ville, ce qui, s'ils avaient pu effectuer leur projet, leur laissait le désavantage de l'attaquer par la partie basse, et d'être toujours dominés par l'ennemi. Ils négligèrent de se porter avec impétuosité sur la première batterie voisine du lieu de leur débarquement, ce qui leur aurait fourni sur-le-champ le moyen de prendre en flanc toute la ligne de retranchements en terre défendus par les Algériens. Enfin le débarquement se fit mal et avec lenteur; il fallut retourner à bord des vaisseaux chercher ce qui manquait, et dans le nombre des bâtiments préposés à favoriser le débarquement, il n'y eut que deux galères de Malte qui firent leur devoir, et qui sauvèrent les débris de l'armée quand elle fut forcée de se rembarquer. En évitant toutes ces fautes, que des Français ne commettent sûrement pas, on pourrait avec succès débarquer dans le même lieu.
Il est un autre point de débarquement que je n’ai jamais vu par moi-même, mais que j'ai entendu beaucoup vanter par des personnes instruites. Celui-ci est à l'ouest d'Alger, à la distance de six ou huit lieues, près du cap de Caxine et de la petite ville ou du bourg de Sarcel, dans une anse ou baie dont je regrette d'autant plus d'avoir oublié le nom que je n'ai pas de carte pour suppléer au défaut de ma mémoire. De ce lieu à Alger, la route ne passe pas pour être très difficile, et il faudrait avoir également ici l'attention de s'emparer des hauteurs, et de venir par les derrières aboutir au château de l'Empereur.
Quelle conduite devrait-on tenir pour s'emparer d'Alger?
Ce que je viens de dire répond en partie à cette question. Pour compléter ma réponse, je pense que si, après avoir compulsé sur la carte les deux points que je viens d'indiquer, ils étaient jugés convenables l'un et l'autre, il faudrait débarquer sur tous les deux, épouvanter l'ennemi en se montrant partout , diviser ses forces, et dans le temps que l'armée de terre avancerait par les deux routes vers un point commun , occuper la ville par le feu d'une escadre. Les Maures ne marchent guère volontiers au combat quand ils n'ont pas des Turcs avec eux. Mais les Turcs, qui ne sont pas nombreux, obligés de faire face partout, s'attacheront probablement de préférence à la défense de la place, et les deux corps d'armée qui marcheraient contre nous en seraient plus facilement battus et dispersés.
Je ne dois pas oublier qu'on pourrait peut-être, par des moyens diplomatiques, opérer une diversion heureuse du côté de Tunis. Il est connu aux relations extérieures que les deys d'Alger affectent une supériorité de rang et de pouvoir sur les beys de Tunis. Ils leur parlent en maîtres, ils en exigent un tribut annuel connu sous le nom de présent; ils entretiennent chez eux un wishil ou agent qui exerce une police réelle; les beys ou capitaines algériens s'approprient à la mer les prises faites par les corsaires tunisiens; ils disposent de tout arbitrairement dans le port de Tunis. Le bey souffre très impatiemment cette domination, et il voudrait s'en affranchir, mais il ne le peut pas. Peu après mon arrivée à Alger, un envoyé extraordinaire de la république, le citoyen Herculaès, fît déclarer la guerre au roi de Tunis sous le plus frivole prétexte. Le dey donna ordre au bey de Constantine d'avancer avec une armée sur le territoire tunisien. Il fallait traverser des montagnes, et la saison était rigoureuse. L'expédition ne réussit point. Cependant le bey de Tunis s'humilia et demanda grâce. Ces outrages restent gravés au fond de son cœur, et sa dépendance l'irrite. En le flattant de l'espoir de l'en délivrer, et lui montrant une flotte et une armée prêtes à prendre sa querelle, il ne serait pas impossible de l'engager à marcher sur Constantine. Et d'ôter au dey le secours des troupes de ce gouvernement. Il est nécessaire de remarquer que les débarquements sur la côte de Barbarie ne peuvent pas se faire en tout temps, les trois mois de messidor, fructidor et thermidor [mi juin-mi septembre] sont les seuls mois favorables dans l'année. En toute autre saison, la houle du nord, qui bat avec plus ou moins de violence sur la plage, rend les débarquements plus ou moins pénibles quand ils ne sont pas dangereux, et les rembarquements seraient bien plus dangereux encore s'ils étaient forcés. C'est une vérité connue des marins qui fréquentent cette côte."
De son côté, Hulin appareillait à bord de la division commandée par Leissègues (les vaisseaux le Duquesne et le Scipion, et les corvettes la Tactique et le Furet). Les bâtiments français arrivèrent face à Alger le 5 août.
Le lendemain, Hulin, accompagné du consul-général Dubois-Thainville, remit la lettre de Bonaparte au dey. Le 7, après quelques difficultés, Mustapha-Pacha se soumettait aux exigences de la France. On peut à ce sujet se référer à la lettre que ce dernier écrivit à Bonaparte :
« Ci-après, notre ami, je vous avertis que j’ai reçu votre lettre datée du 29 messidor. Je l’ai lue ; elle m’a été remise par le général de votre palais, et votre vékil Dubois-Thainville. Je vous réponds article par article.
1°. Vous vous plaignez du rais Ali-Tatar. Quoi qu’il soit un de mes joldaches, je l’ai arrêté pour le faire mourir. Au moment de l’exécution, votre vékil a demandé sa grâce en votre nom, et pour vous, je l’ai délivré.
2°. Vous me demandez la polacre napolitaine prise, dites-vous, sous le canon de la France. Les détails qui vous ont été fournis à cet égard ne sont pas exacts ; mais, selon votre désir, j’ai délivré dix-huit chrétiens composant son équipage : je les ai remis à votre vékil.
3°. Vous demandez un bâtiment napolitain qu’on dit être sorti de Corfou avec des expéditions françaises. On n’a trouvé aucun papier français ; mais, selon vos désirs, j’ai donné la liberté à l’équipage, que j’ai remis à votre vékil.
4°. Vous demandez la punition du rais qui a conduit ici deux bâtiments de la République française. Selon vos désirs, je l’ai destitué ; mais je vous avertis que mes rais ne savent point lire les caractères européens ; ils ne connaissent que le passeport d’usage, et pour ce motif il convient que les bâtiments de guerre de la République française fassent quelque signal, pour être reconnus par mes corsaires.
5°. Vous demandez 150 hommes que vous dites être dans mes Etats. Il n’en existe pas un. Dieu a voulu que ces gens se soient perdus, et cela m’a fait de la peine.
6°. Vous dites qu’il y a des hommes qui me donnent des conseils pour nous brouiller. Notre amitié est solide et ancienne, et tous ceux qui chercheront à nous brouiller, n’y réussiront pas.
7°. Vous demandez que je sois ami de la République italienne. Je respecterais son pavillon comme le vôtre, selon vos désirs. Si un autre m’eût fait pareille proposition, je ne l’aurais pas accepté pour un million de piastres.
8°. Vous n’avez pas voulu me donner les 200 000 piastres que je vous avais demandés pour me dédommager des pertes que j’ai essuyées pour vous. Que vous me les donniez ou que vous ne me les donniez pas, nous serons toujours bons amis.
9°. J’ai terminé avec mon ami Dubois-Thainville, votre vékil, toutes les affaires de la Calle, et l’on pourra venir faire la pêche du corail. La compagnie d’Afrique jouira des mêmes prérogatives dont elle jouissait anciennement. J’ai ordonné au bey de Constantine de lui accorder tout genre de protection.
10°. Je vous ai satisfait de la manière que vous avez désiré pour tout ce que vous m’avez demandé, et pour cela, vous me satisferez comme je vous ai satisfait.
11°. En conséquence je vous prie de donner des ordres pour que les nations mes ennemis ne puissent pas naviguer avec votre pavillon ni avec celui de la République italienne, pour qu’il n’y ait plus de discussions entre nous, parce que je veux toujours être ami avec vous.
12°. J’ai ordonné à mes rais de respecter le pavillon français à la mer. Je punirai le premier qui conduira dans mes ports un bâtiment français.
Si à l’avenir il survient quelques discussions entre nous, écrivez-moi directement, et tout s’arrangera à l’amiable.
Je vous salue, que Dieu vous laisse en gloire.
Alger, le 13 de la lune de Rabiad-Ewel l’an de l’hégire 1217.
En terminant ce rapport, je dois dire au premier consul que l’ajudant-commandant du palais Hullin, et le contre-amiral Lessegues ont rempli avec noblesse, fermeté et mesure, la commission qui leur était confié. »
Le 9 août, Hullin rembarquait. L’affaire était réglée mais aurait pu prendre un nouveau tournant. En effet, sept jour plus tard, le 16 août, arrivait à Alger, à bord de la corvette la Mutine, une nouvelle lettre de Bonaparte (écrite le 27 juillet) ; missive certes tardive mais porteuse de menaces allant bien plus loin que le blocus du port d’Alger (il convient cependant de préciser qu’en terme de préparatifs, même si ceux-ci dépassaient de loin la seule opération de Leissègues, on en était encore qu’au stade d’une campagne navale) :
« Grand et magnifique Dey, un adjudant de mon palais doit, à l'heure qu'il est, être rendu auprès de vous pour vous porter mes plaintes, et vous demander réparation des différents outrages faits à mon pavillon. Aujourd'hui j'expédie un nouvel officier porteur de cette lettre, ne voulant pas, avant de rompre avec vous, ne pas vous avoir mis à même de réfléchir mûrement sur ce que vous avez à faire.
Je vous demande donc réparation éclatante pour tous les griefs dont je me suis plaint dans ma dernière lettre. Je vous en demande encore contre le gouverneur de Bône, qui s'est permis d'arrêter une gondole munie de mes passeports, et d'empêcher la pêche du corail conformément à nos traités et à l'usage immémorial qui a existé entre nous.
Je vous fais également connaître mon indignation sur la demande que vos ministres ont osé faire, que je paye 200 000 piastres. Je n'ai jamais rien payé à personne, et, grâce à Dieu, j'ai imposé la loi à tous mes ennemis. J'ai détruit l'empire des Mameluks, parce qu'après avoir outrage le pavillon français ils osaient me demander de l'argent pour la satisfaction que j'avais droit d'attendre. Craignez le même sort; et, si Dieu ne vous a pas aveuglé pour vous conduire à votre perte, songez qui je suis et ce que je peux.
Avant de faire marcher contre vous une armée de terre et de mer, j'en ai instruit l'ambassadeur de la Sublime Porte, avec qui je viens de renouveler l'ancienne alliance. Je vous l'ai dit et je vous le répète, je veux vivre en bonne amitié avec vous; je n'ai aucune vue ambitieuse; je n'ai pas besoin de vos Etats pour être au premier rang des puissances; mais si vous refusez de me donner satisfaction, et si vous ne réprimez pas la licence de vos ministres qui osent insulter mes agents, et de vos bâtiments qui osent insulter mon pavillon, je débarquerai 80 000 hommes sur vos côtes, et je détruirai votre régence; car, enfin, je ne souffrirai pas que vous traitiez mon pavillon comme vous traitez celui des petites puissances du Nord et des petites puissances d'Italie. Que vous et votre conseil réfléchissent donc bien sur le contenu de cette lettre, car ma résolution est immuable. Je désire cependant que Dieu et votre bon génie vous éclairent, et que vous repreniez les sentiments qui ont existé habituellement entre la France et Alger. »
L’ambassadeur de la Porte avait été prévenu de ce nouvel ultimatum dès le 27 juillet. Deux jours plus tard, Bonaparte renouvelait sa démarche :
« Je désire, Citoyen Ministre [Talleyrand], que vous fassiez remettre à l'ambassadeur de la Porte Ottomane une note conçue en ces termes:
«Le soussigné, ministre des relations extérieures, a l'honneur de faire connaître à l'ambassadeur de la Porte Ottomane que la régence d'Alger, contre le texte du traité que le Dey avait conclu avec la France, vient de défendre la pêche du corail aux bâtiments français; que, d'un autre côté, un bâtiment français ayant échoué cet hiver, plus de 150 Français sont encore en ce moment esclaves des Arabes tributaires du Dey ; que tous les courriers informent le Premier Consul des outrages que les corsaires algériens font au pavillon français ;
Que le Dey a poussé l'oubli des convenances et de ce qu'il devait à la France jusqu'à exiger impérieusement qu'il lui fût payé 200 000 piastres, menaçant, s'il ne les avait pas sous quarante jours, de faire la guerre à la République ;
Que, dans cet état de choses , le Premier Consul vient d'envoyer à Alger un adjudant du palais avec une lettre, pour faire sentir au Dey combien sa conduite était inconséquente et contraire à sa politique et à son intérêt; si, cependant, par une suite de l'aveuglement qui parait conduire ce prince à sa perte, il refusait la satisfaction que le Premier Consul a le droit d'attendre, je suis spécialement chargé de faire connaître à Votre Excellence que le Premier Consul à résolu d'envoyer une armée de terre s'emparer d'Alger [dans sa lettre du 27, Bonaparte parlait de 30 000 hommes] et mettre fin à une conduite si déshonorante pour le peuple français et si contraire à son commerce et à son intérêt.
Le Premier Consul m'a chargé de faire connaître l'état des choses à Votre Excellence, afin que la Sublime Porte ne puisse pas se plaindre s'il repousse la force par la force, et s'il détruit un prince vassal de la Porte, qui l'aura mérité par l'extravagance de sa conduite et par les hostilités qu'il a commises contre la France.
Lorsque le Premier Consul marcha en personne en Egypte pour détruire les Mameluks, la Sublime Porte crut avoir lieu de se plaindre. Votre Excellence sentira cependant que, dans la circonstance actuelle, ayant pris toutes les mesures pacifiques qu'il pouvait prendre, il se trouve contraint, par la force des choses et par la conduite de la régence, à une démarche qui affligera la Sublime Porte, mais qu'il n'aura pas dépendu de lui d'empêcher.
Cette note sera remise par un drogman. Il y répondra ce qu'il voudra. Je désire qu'il l'envoie à Constantinople par un courrier, et à Alger; ou, s'il ne le veut pas, qu'il fasse venir Bakry, qu'il la lui remette, afin que celui-ci la fasse passer à Alger par un courrier extraordinaire. »
Les menaces n’allèrent logiquement pas plus loin.
Alger n’était cependant pas oublié et allait revenir sur le devant de la scène en 1805.