Le 11 novembre, le duc de Richelieu, président du conseil, porta à la Chambre des pairs une ordonnance royale, la constituant en haute cour de justice, afin de juger le maréchal Ney. Le baron Séguier, premier président de la Cour royale de Paris et pair de France, était désigné pour procéder à l'instruction du procès. lut son rapport le 16 novembre, présenta l'acte d'accusation et la Chambre des pairs rendit l'arrêt et le jugement le 6 décembre. Tel est le résumé historique de cette cause célèbre, voici les détails de I'exécution .
Le 7 décembre, un aide de camp du général Despinois, commandant la 1re division militaire, mon chef immédiat, me réveilla à trois heures du matin, et me remit un pli cacheté, ainsi conçu « Le lieutenant général, commandant la « 1re division militaire, en vertu des ordres de MM. les <commissaires du Roi, pour l'exécution de l'arrêt rendu « ce jour d'Hui par la Chambre des pairs contre le maréchal Ney, ordonne à M. le maréchal de camp, comte cc de Rochechouart, en sa qualité de commandant la « place de Paris, de se rendre sur-le-champ au palais du « Luxembourg, pour y prendre sous sa garde et responsabilité la personne du condamné.
Il s'adressera pour cet effet, d'abord à M. le comte de Sémonville , grand << référendaire de la Chambre des pairs, auquel il exhibera << le présent, et ensuite à M. le colonel de Montigny, « adjudant du palais, qui, après lui avoir donné connaissance de la force et situation de toutes les gardes et < piquets de différentes armes, ainsi que des consignes cc par lui données, fera entre ses mains la remise de son service et de la personne du condamné.
M. le comte de Rochechouart prendra le commandement supérieur des troupes actuellement employées à la garde intérieure du palais, en conservant « néanmoins, tant à M. le colonel de Montigny qu'à « M. le colonel d'état-major, comte de Caumont, commandant de la garde nationale, la surveillance et I'action particulière qu'ils exercées concurremment, d'après les consignes de M. le grand référence claire, qui continueront à recevoir leur exécution.
Il « prendra également le commandement et la direction de tous les postes ou piquets extérieurs, avec lesquels << il se mettra sur-le-champ en rapport. Son objet, indépendamment de la garde du Luxembourg, aussi longtemps qu'il sera chargé de la personne du maréchal « Ney, sera de prévenir et d'empêcher à son égard toute cc espèce de tentative d'évasion ou d'enlèvement, soit par surprise, soit par force ouverte; de veiller à l'extérieur cc plus spécialement dans les arrondissements du Luxernbourg, de Vaugirard, de Saint-Sulpice, au maintien cc de la sûreté et de la tranquillité publiques. Il disposera (< pour cet effet de la compagnie de gendarmerie casernée cc rue de Vaugirard, et de telle autre compagnie de vétérans, qu'i l jugera à propos d'ajouter à la garde nationale actuellement de service Il recevra des instructions ....
Paris, le 7 décembre 1815 (trois heures du matin).
Je montai à cheval et me rendis, suivi de mes aides de camp, au Luxembourg; me conformant aux instructions du général Despinois , je commençai par aller chez M. de Sémonville, qui m'attendait, me dit-il, avec la plus vive impatience, ayant hâte de se débarrasser de la responsabilité de son prisonnier. Il m'en fit la remise à l'instant même, en ~e conduisant dans la chambre occupée par le maréchal; deux grenadiers à cheval de la garde royale étaient avec lui .. Cette remise eut lieu sans que le prisonnier y prêtât la moindre attention, il causait avec M. Cauchy, secrétaire-archiviste de la Chambre des pairs. Après avoir donné décharge au grand référendaire, je pris connaissance des moyens de surveillance employés pour la garde du prisonnier;
n'ayant rien à y ajouter, je laissai les choses dans le même état, et le commandement, sous mes ordres, resta confié aux mêmes personnes qui en avaient été chargées. Ensuite je m'installai dans une grande salle du rez-de chaussée, tant pour y recevoir facilement de nouveaux ordres, que pour être à portée, mieux qu'ailleurs, de les faire promptement exécuter.
Quelques instants après, le général Despinois me fit .dire que le Roi avait permis au maréchal de recevoir trois personnes seulement : sa femme; son notaire et sonconfesseur. Je montai chez le prisonnier, et le colonel de Montigny lui ayant lu, en ma présence, l'autorisa¬tien .royale, le maréchal me dit : cc Je vais d'abord m'en¬cc tretenir avec mon notaire, il est probablement dans ce << palais à attendre qu'on• le laisse parvenir jusqu'à moi; cc ensuite, je recevrai ma femme et mes enfants; quant au « confesseur, qu'on me laisse tranquille, je n'ai nul cc besoin de la prêtraille. » A cette dernière phrase, un des deux vieux grenadiers se levant lui dit : « Vous avez <c tort, maréchal n, et lui montrant son bras orné de plusieurs chevrons, il ajouta : « Je ne suis pas aussi « illustre que vous, mais je suis aussi ancien, Eh bien! « jamais je n'ai été si hardiment au feu que lorsque « j'avais auparavant recommandé mon âme à Dieu! » Ces quelques mots, prononcés d'une voix émue et solennelle, par ce colosse, parurent impressionner vivement le maréchal ; il s'approcha du grenadier, lui dit avec
. douceur en lui tapant sur l'épaule : Tu as peut-être « raison, mon brave, c'est un bon conseil que tu me « donnes là. ,> Puis se tournant vers Je colonel de Montigny : « Quel prêtre puis-je faire appeler? - L'abbé de ( Pierre, curé 'de Saint-Sulpice, nous sommes sur sa « paroisse; c'est un ecclésiastique des plus distingués « sous tous les rapports. - Priez-le de venir, je le recevrai après ma femme.» Le conseil du vieux soldat avait été entendu.
On introduisit le notaire, avec les précautions d'usage,
il ne resta pas longtemps avec le condamné, dont il avait probablement reçu les instructions d'avance. La maréchale entra avec ses trois enfants; le comte de Tamnay, mon aide de camp, porta le plus jeune jusque dans la chambre du prisonnier, située en haut du palais. Ce pauvre enfant, ne comprenant pas ce qui se passait Cette entrevue déchirante dura une heure environ, Je maréchal ne pouvant plus lutter contre l'attendrissement y mit fin de lui-même; il ne put obtenir le départ de sa femme, qu'en lui promettant de la revoir dans la journée, ce qu'il savait bien ne pas être possible. Ils se séparèrent avec des torrents de larmes. Après, on introduisit le curé de Saint-Sulpice; il resta avec le maréchal une grande heure, pendant laquelle j'avais ordonné aux deux grenadiers de rester en dehors de I'appartement ; ce saint prêtre promit de revenir avant l'instant fatal.
Pendant ce temps-là, et successivement) j'avais reçu les ordres suivants: Monsieur le maréchal de camp, comte de « Rochechouart, est prévenu que, d'après mes ordres,
« MM. Martin, .Iieutenant de gendarmerie de la Seine, cc et Pain, lieutenant de cel1e de la force publique, se rendent au palais du Luxembourg, pour être mis à sa < disposition, et prendre sous leur garde et responsabilité « personnelle, jusqu'à parfaite exécution de l'arrêt rendu cc contre le maréchal Ney, le condamné, sauf à en donner « décharge à tout officier actuellement préposé à la même garde.
...., Le condamné sera extrait du palais du Luxembourg « par une escorte composée de gendarmes et des grenadiers de La Rochejaquelein, qui entoureront .sa personne; à ses côtés seront les deux lieutenants de gendarmerie, à pied s'Il est à pied, ou en voiture à côté de lui Après l'escorte, la compagnie de vétérans sous-officiers, un piquet de garde• nationale à pied; la garde « nationale à cheval fermera la marche.
Il traversera « dans cette disposition le jardin, et viendra sortir par u la grille de l'Observatoire, en se dirigeant vers ce « dernier point. A sa sortie, les cent trente .gendarmes à « pied, qui ont ordre de s'assembler sur la place de « I'Odéon, et de se porter ensuite, moitié par la rue < de l'Ouest, moitié par la rue d'Enfer, sur le terrain, se « formeront en haie, et marcheront par file à droite et à « gauche sur les deux flancs de I'escorte, de manière, « lorsqu'elle s'arrêtera, à la dépasser, et à fermer toutes les issues du terrain indiqué. Parvenus sur le terrain, « les officiers de gendarmerie accompagneront avec les « gendarmes et les grenadiers le condamné au lieu du « supplice, et la troupe étant en bataille par carrés, ils cc le feront mettre à genoux, face au détachement des « tireurs, lui banderont les yeux, se retireront aussitôt, « et l'adjudant de place fera le signal convenu.
« Le cadavre sera exposé quelque temps, et gardé par
« des piquets d'infanterie et de cavalerie. Si les parents « le réclament et s'offrent à le relever sur place, il leur « sera rendu, mais au préalable procès-verbal sera dressé
« de la consommation du jugement par le secrétaire¬« archiviste de la Chambre des pairs, faisant fonction de « greffier, en présence de l'adjudant qui le signera. S'il u n'est point réclamé, il sera relevé à la diligence de « la police civile et déposé à l'hôpital de la Maternité, « avec le consentement du directeur de L'établissement, M. le maréchal de camp, comte de Rochechouart, surveillera et fera surveiller par les officiers de l'état major de la place l'exécution de la présente, de manière « à ce que toutes les dispositions qu'elle contient ne « puissent éprouver ni retard ni empêchement.
Ces ordres clairs et précis prévoyaient tout, je m'y conformai donc ponctuellement. J'ignorais l'endroit dési¬gné pour l'exécution, mais je supposais qu'elle aurait lieu dans la plaine de Grenelle, théâtre habituel des exécu¬tions militaires, et j'étais sur le point d'envoyer recon¬naître le terrain, quand, une demi-heure seulement avant: que la sentence fût exécutée, je reçus l'ordre verbal de tout disposer entre l'Observatoire et la grille du jardin du Luxembourg., en face d'un mur qui existe encore, à gauche en sortant du jardin. La police était informée q u'une tentative de délivrance se produirait près de Grenelle ..
J'éprouvai un grand embarras pour choisir I'adjudant de place chargé de faire exécuter l'arrêt. Ma première pensée avait été de faire tirer au sort tous ces messieurs, mais ce mode présentait de graves• inconvénients, tous ces officiers ne possédant ni la même capacité ni la même énergie. J'arrêtai enfin mon choix sur le chef de bataillon comte de Saint-Bias, excellent officier, Piémontais d'origine; j'étais enchanté d'éviter à un Français cette pénible mission; il prit donc communication de toutes les instructions et ordres que j'avais reçus.
...........le condamné se jeta tout habillé sur son lit, et dormit d'un sommeil tranquille, jusqu'à huit heures un quart. Cinq minutes après, M. le curé de Saint-Sulpice revint, je le priai d'annoncer• au prisonnier que ses derniers moments étaient arrivés; ce digne ecclésiastique , quoique préparé à sa douloureuse mission, fut saisi d'un tremblement nerveux, qu'il conserva jusqu'à la fin de l'exécution; dès qu'il parut sur le seuil de la porte, le maréchal Ney lui dit: cc Ah! monsieur le curé, je vous u comprends, je suis prêt. » Il se mit à genoux, reçut l'absolution, descendit I'escalier d'un air calme et tranquille.
Je pris sur moi, sans consulter le condamné, de faire avancer une voiture de place, le maréchal nous salua; j'éprouvai un grand soulagement quand je le vis en redingote bleue, avec une cravate blanche, une culotte courte noire, des bas noirs et pas de décorations. Je craignais qu'il ne fût en uniforme et, par suite, d'être obligé de le faire dégrader et de lui faire arracher les boutons, les épaulettes et les décorations. En voyant le mauvais temps, il dit en souriant : « Voici une vilaine journée. )) Puis, se tournant vers le curé, qui se rangeait pour le laisser monter en voiture : « Montez, monsieur le curé, « tout à 1 'heure, je passerai le premier. » Les deux officiers de gendarmerie montèrent également dans la voiture, se plaçant sur le devant.
Quelques centaines de pas de la grille du Luxembourg, dans l'avenue de 110 Observatoire, le cortège s'arrêta; voyant ouvrir la portière, le maréchal, qui s'attendait à aller à Grenelle, prévenu peut-être qu'une manifestation se produirait en sa faveur, dit : < Quoi ! déjà arrivé? »
Il refusa naturellement de se mettre à genoux et de se laisser bander les yeux; il demanda seulement au commandant Saint-Bias de lui indiquer comment il devait se placer; il fit face au peloton, qui tenait ses fusils dans la position : apprêtez armes!
Et là, dans une attitude que je n'oublierai jamais, tant elle était noble, calme et digne, sans jactance aucune, il ôta son chapeau, et profitant du court moment que lui .laissait l'adjudant de place, pour se mettre de côté et donner le signal du feu, il prononça ces quelques paroles, que j'entendis très distinctement : Français ! je proteste contre ce jugement, mon honneur ... » A ces derniers mots, comme il portait la main sur son cœur, la détonation se fit entendre ; il tomba foudroyé. Un roulement de tambours et les cris de : Vive le Roi! poussés par les troupes formées en carré, .terminèrent cette lugubre cérémonie.
Cette mort si belle me causa une grande impression; me retournant vers Auguste de La Rochejaquelein, colonel des grenadiers, qui était à côté de moi et qui déplorait comme moi la mort du brave des braves, je lui dis : « Voilà, mon cher ami, une grande leçon pour <( apprendre à mourir!
Les neuf mots prononcés par le maréchal, en 'face de la mort, furent mal répétés, soit par les journaux, soit par de soi-disant spectateurs; ils ajoutaient même que le maréchal avait commandé : Feu! Les choses se sont passées comme je viens de le dire, je n'ai aucun intérêt à déguiser la vérité, j'entendis distinctement le maréchal, dont j'étais peu éloigné et que je suivais des yeux avec une attention toute particulière. Étant chargé de faire le rapport de I'exécution au général Despinois, j'étais à cheval, et dominant la foule j'entendais et voyais mieux que personne.
Le cadavre n'ayant pas été réclamé, car la famille n'avait pas pu être prévenue, on le porta au lieu désigné par l'ordre . Après avoir exécuté les ordres que j'avais reçus, le reste n'étant plus de mes attributions, je me retirai; mais avant de rentrer chez moi, je passai chez le duc de Richelieu, pour lui rendre compte de ma triste mission et lui raconter deux épisodes inconvenants que je n'avais pu prévenir :
Dans le quart d'heure qui s'était écoulé entre l'exécution et l'enlèvement du corps, un Anglais se précipitant au galop de son cheval, l'avait fait sauter par-dessus le cadavre, et après cet acte révoltant s'était enfui comme l'éclair, sans qu'il fût possible de l'arrêter. En second lieu, j'avais éprouvé une grande surprise en voyant parmi les spectateurs un général russe à cheval, en grand uniforme; et en reconnaissant le baron Van B ... , d'origine hollandaise, mais depuis très longtemps au service de la Russie, il avait été gouverneur de Mittau ; poussé par la curiosité, il avait suivi assidûment le procès, et ne voulant pas perdre le spectacle de l'exécution, était resté toute la nuit autour du Luxembourg. Son uniforme et ses nombreuses décorations lui avaient permis non seulement de circuler, mais encore de se bien placer pour tout voir. D'après mon récit, le duc de Richelieu crut devoir porter ce fait à la connaissance de l'empereur Alexandre. Ce noble souverain entra dans une violente colère, fit appeler surle champ notre curieux et lui dit : « Rendez grâces à Dieu « de ne pas être Russe, sans cela je vous aurais fait soldat sur ! 'heure, vous êtes étranger, je vous chasse de mon service; quittez tout de suite I'uniforme russe, dont vous avez compromis la dignité, et ne mettez « jamais les pieds en Russie.,, Je tiens ces détails de raide de camp de service. L'empereur .. Alexandre montra encore, dans cette occasion, l'élévation de son cœur, l'exquise délicatesse de ses sentiments et I'esprit de convenance qui dirigeait toujours sa conduite
