L'âne a écrit : ↑18 juil. 2017, 18:07
les exégèses contradictoires sur le fait que le corps du Général Kléber resta 19 ans (je crois) au Château d'If près de Marseille (dans une malle si ma mémoire est bonne) n'ont pas permis de savoir pourquoi.
Le corps de Kléber y avait été ramené en 1801 par Belliard. A l’époque, Bonaparte s’en était montré satisfait :
« Vous ferez connaître au général Belliard que j’ai été satisfait de l’ordre et du soin qu’il a mis à amener en France, en signe d’honneur, les pièces d’artillerie et le corps du général Kléber. »
(lettre à Berthier, 11 octobre 1801)
Trois jours plus tard, Berthier avertissait Belliard :
« L’intention du premier consul (ordre avait été donné en ce sens le 9 octobre) est que le corps du général Kléber soit déposé provisoirement au château d’If ; je charge le général de la 8e division militaire de donner des ordres pour qu’il y soit reçu avec les honneurs dus à son grade. »
Neuf ans plus tard, le provisoire durait…
A l’occasion d’une visite, Thibaudeau nota (Mémoires) :
« Il y avait un mort prisonnier d'Etat, le général Kléber, assassiné, comme on le sait, en Egypte. L'armée rapporta son corps en France ; il fut déposé dans la chapelle du château d'If. Je l'avais dit à des ministres ; il paraît qu'ils ne se souciaient pas d'en parler à l'Empereur. Mon collègue Corvetto étant venu inspecter la prison, je l'accompagnai. Lorsqu'il eut fini, je lui dis :
« Je vais vous montrer un prisonnier qui ne parle pas, mais pour qui parlent l'honneur de la France et l'histoire. »
Je le menai à la chapelle et, lui montrant le cercueil :
« Le voilà.
-Qui est-ce ? me demanda-t-il étonné.
-Le général Kléber.
-Comment !
-Lui-même, détenu ici depuis dix ans.
-Je vous remercie... Je vous promets d'en parler à l'Empereur... C'est une honte.»
En parla-t-il ? Kléber resta prisonnier; la Restauration le mit en liberté. »
Il fallut attendre finalement la Restauration pour voir les cendres de l’illustre Strasbourgeois quitter les ombres du château d’If.
Le premier acte sonna en 1814. Le 1er mai, le général Dumuy, commandant la 8e division militaire et ancien compagnon d’armes de Kléber, écrivait à Dupont, ministre de la Guerre :
« Monsieur le comte,
Au milieu de la joie que manifeste toute le France, les Marseillais se sont signalés par l'intérêt qu'ils ont mis à ce que les prisons d'Etat fussent ouvertes aux infortunés qu'y faisait gémir la tyrannie. Les victimes ensevelies au château d'If ont été relâchées; mais il y reste une ombre outragée qui réclame vengeance: c'est la dépouille mortelle du malheureux Kléber.
Vous savez, général, que, rapportée d'Egypte, elle fut indignement jetée dans l'asile du crime, tandis qu'elle avait des droits au Panthéon. C'est le moment d'expier les injustices d'un pouvoir qui frappait ses victimes au delà du tombeau.
J'abandonne cette idée à votre âme libérale ; il est digne de tous de procurer aux mânes d'un vrai héros la réparation qu'ils demandent. Le gouvernement ne laissera point à la postérité le soin de retirer de l'oubli et de la profanation des restes qui accuseraient la nation même, si son indifférence semblait confirmer l'opprobre auquel une absurde jalousie les fit condamner.
Tel est, Monsieur le comte, ce que m'inspire mon respect pour la mémoire d'un officier que j'ai connu à l'armée de Sambre-et-Meuse, et sous qui j'ai servi en Egypte, dernier théâtre de sa gloire. C'est un devoir que j'acquitte envers un ancien compagnon d'armes; et ce devoir est d'autant plus sacré, que les dernières traces de ce guerrier se trouvent ignorées si près de moi : c'est de mon zèle et de ma justice qu'elles sollicitent une réparation. »
Le 16 juin suivant, Dupont répondait en ces termes :
« Je n'ai point perdu de vue les observations que vous m'avez présentées relativement à l'oubli où ont été laissés les restes de feu le général en chef Kléber, et j'applaudis au vœu que vous avez exprimé, pour qu'on leur rendit les honneurs dûs à la mémoire d'un officier général qui a si bien mérité de son pays. Je vous invite, en conséquence, à faire retirer du château d'If où ils n'auraient jamais dû être déposés, les restes du général Kléber et à les faire transporter à Marseille pour être inhumés avec la pompe religieuse et les honneurs militaires conformes à l'usage. Il serait à désirer que son oraison, funèbre fût prononcée en cette occasion, et je m'en remets à cet effet, ainsi que pour toutes les autres dispositions qui pourront donner à cette cérémonie le degré d'éclat et d'intérêt convenable, au zèle que vous avez montré pour la mémoire de feu le général Kléber. »
Dumuy ayant quitté son commandement à Marseille, les directives ministérielles n’eurent cependant pas de suite.
Ce fut le général Damas, lui aussi ancien compagnon d’armes de Kléber, qui, quatre ans plus tard, reprit le flambeau. Le 20 avril, il écrivait au duc d’Angoulême :
« Monseigneur, Votre Altesse Royale a eu la bonté de me permettre d'espérer sa protection en faveur de la demande que j’ai l’honneur de lui soumettre et que je désire présenter à Son Excellence le ministre secrétaire d'état du département de la guerre pour rappeler le souvenir du général en chef Kléber. L’honorable témoignage d’intérêt de Votre Altesse Royale pour le général sera bien précieux pour sa mémoire ; il sera vivement apprécié par moi qui fus le compagnon d’armes, l’ami, et qui étais le chef d’état-major du général Kléber à l’époque de sa mort. Ma reconnaissance pour les bontés de Votre Altesse égale les sentiments de respect profond et de dévouement absolu avec lesquels je suis, de Votre Altesse Royale, Monseigneur, le très humble, très obéissant et très fidèle serviteur. »
Comme annoncé dans sa missive, Damas écrivit pareillement à Gouvion-Saint-Cyr, le ministre de la Guerre :
« Monseigneur, le corps du général Kléber qui fut rapporté d'Egypte à l'époque du retour de l'armée française, a été relégué à son arrivée en France au château d'If, près Marseille, et il y est resté jusqu'à ce jour dans le plus entier abandon. Je prie Votre Excellence de donner des ordres pour que les restes du général Kléber soient transférés à Strasbourg, sa, ville natale ; elle les recueillera sans doute avec un intérêt particulier pour leur rendre les honneurs funèbres que réclame la mémoire d'un capitaine qui a autant illustré et fait honorer les armes françaises. »
Gouvion-Saint-Cyr répondit le 23 mai suivant :
« Monsieur, S. A. R. Mgr le duc d'Angoulême m'a transmis, avec une expression marquée d’intérêt la double demande que vous avez adressée à Son Altesse Royale ainsi qu'à moi, dans le but d’obtenir la translation à Strasbourg, pour y recevoir des honneurs funèbres trop longtemps différés, les restes mortels de feu le général Kléber que vous assurez être restés jusqu'à ce jour au château d'If dans le plus entier abandon. Je ne dois pas vous laisser ignorer qu’en 1814, à la suite de la proposition qui en fut faite à Sa Majesté par M. le lieutenant-général comte Dupont, l’un de mes prédécesseurs, le lieutenant-général Du Muy, pair de France, alors commandant de la 8e division militaire, reçut l’ordre de faire transférer le corps du général Kléber à Marseille, pour y être inhumé avec la pompe religieuse et les honneurs militaires convenables. Diverses dispositions lui furent indiquées comme propres à relever l’éclat et l’intérêt de cette cérémonie et entre autres, le soin d’y faire prononcer l’oraison funèbre du général défunt. La demande que vous formez aujourd’hui, donnerait lieu de penser que les ordres sont restés sans exécution. J’écris en conséquence à M. le lieutenant-général l baron de Damas, commandant la 8° division, pour savoir exactement ce qui a été fait et quel est l'état réel des choses. Si sa réponse confirme les présomptions que votre démarche fait naître, je donnerai à vos propositions toute la suite qu'elles me paraissent mériter.»
Le 1er juillet, Gouvion-Saint-Cyr adressait ce rapport à Louis XVIII :
« Sire, au mois de mai 1814, Votre Majesté avait approuvé la proposition qui lui avait été faite par M. le lieutenant-général comte Dupont, alors ministre de la Guerre, de faire transférer à Marseille, pour y être inhumés avec la pompe religieuse et les honneurs militaires conformes à l’usage, les restes de feu le général Kléber, déposés depuis longtemps au château d'lf et laissés dans ce fort sans sépulture et dans l’oubli. Une demande de M. le lieutenant-général Damas, ancien chef d'état-major du général Kléber, qui m'a été transmise pur S. A. R. Monseigneur le duc d'Angoulême m'a fait connaître que les ordres donnés à ce sujet par mon prédécesseur étaient restés sans exécution et que la dépouille mortelle du général Kléber se trouvait encore au château d’If dans le même état qu’en 1814. J’ai l’honneur de proposer à Votre Majesté d'accéder aujourd'hui à la demande formée par M. le lieutenant-général Damas et appuyée du vœu de S. A. R. Mgr le duc d'Angoulême, tendant a ce que les restes du général Kléber, après avoir été définitivement retirés du château d'lf, soient transférés et inhumée non pas à Marseille, mais à Strasbourg, sa ville natale, où ils seront, sans aucun doute, accueillis avec un intérêt particulier et tout l'honneur que mérité la mémoire de cet illustre capitaine. Les honneurs funèbres militaires lui seront rendus, si V. M. l'approuve, tant à Marseille qu'à Strasbourg, sur le plus haut pied fixé pour les généraux en chef, et les frais de la translation, comme ceux des funérailles, seront supportés par le département de la Guerre. »
La proposition fut acceptée par le roi et le Journal des Débats annonça la nouvelle le 16 juillet.
Conformément aux prescriptions, les honneurs funèbres militaires furent rendus à Marseille :
« Notre ville vient d'être témoin d'une cérémonie aussi imposante par son objet, qu'intéressante par toutes les pensées qui s'y rattachent. Conformément aux ordres qui avaient été transmis par S. Exc. le ministre de la guerre, à M. le lieutenant-général baron de Damas, commandant la 8e division militaire, le corps du général Kléber, qui, depuis dix-huit années, était resté déposé au château d'If, en a été enlevé hier, pour être transporté à Strasbourg, patrie de ce général célèbre. A neuf heures du matin, tous les fonctionnaires et tous les corps militaires, civils et judiciaires, s’étant réunis chez M. le baron de Damas, se sont rendus, avec cet officier-général, au quai de la Canebière, où devait se faire le débarquement du corps. A leur tête, marchaient, dans le costume de leur dignité, les membres du consistoire protestant, appelés à cette cérémonie parce que c'était la religion protestante que le général Kléber avait professée. Les troupes de la garnison et la garde nationale étaient rangées en bataille des deux cotés de la Canebière. Bientôt on a vu paraître les canots de l'administration de la marine : dans le premier, se trouvaient : M. de Sillans, sous-intendant militaire ; M. de Mus , officier d'état-major, et MM. les officiers du génie chargés de constater la remise du cercueil ; et le second, monté par un détachement de troupes de ligne, portait la dépouille mortelle à laquelle on s'apprêtait à rendre hommage. Le cercueil ayant été déposé sur le quai, M. Marion, pasteur de l'Eglise réformée, a prononcé un discours éminemment remarquable et par la hauteur des pensées, et par la noblesse du style, et surtout par le sentiment religieux qui inspirait l'orateur. Une double salve de mousqueterie a été ensuite exécutée, et aussitôt le cortège s'est mis en mouvement.
La gendarmerie et un des corps de musique de la garde nationale ouvraient la marche. Puis venait, comme commandant les troupes, M. le baron de Damas, accompagné de son état-major. Le char funéraire s'avançait ensuite, recouvert d'un poêle, dont les quatre coins étaient portés par M. Picard, colonel de la gendarmerie ; M. Servan, colonel, chef d'état-major de la division ; M. le comte de Pontevès, colonel, chef d'état-major des gardes nationales du département ; et M. Straforello, officier supérieur dans la garde nationale de Marseille. Immédiatement derrière le char, marchaient MM. les membres du consistoire, et après eux les corps et fonctionnaires publics auxquels s'étaient joints grand nombre d'anciens militaires, compagnons d'armes du général Kléber. La troupe de ligne et la garde nationale bordaient la haie des deux côtés. C'est dans cet ordre, et au son d'une musique analogue à la circonstance, que le cortège a suivi lentement et majestueusement la Canebière et le Cours, au milieu d'un peuple immense, dont l'attitude sérieuse montrait combien il s'était pénétré du caractère de cette cérémonie. Arrivé hors la porte d'Aix, les troupes se sont de nouveau rangées en bataille des deux côtés de la place qui se trouve en ce lieu ; une dernière salve de mousqueterie a été exécutée, et le char funéraire s'est éloigné sous l'escorte de la gendarmerie.
Telle est la manière dont, sous le règne d'un Bourbon, sont honorés, même après leur mort, les hommes qui ont bien servi la patrie ; et Marseille, dans cette circonstance, a prouvé combien , dans un hommage de cette nature, elle s'identifie avec la noble intention du souverain. »
(Journal de Marseille, 19 août 1818)
Le corps de Kléber arriva finalement à Strasbourg le 7 septembre. Voici Ricard, colonel chef de l'état-major-général de la 5e division, relata l’évènement dans son rapport :
« A dix heures du matin, toutes les troupes de la garnison ont pris les armes et ont été placées en bataille sur les places et rues que devait traverser le cortège. M. le lieutenant-général commandant la 5° division militaire commandait les troupes. Un fort détachement d'infanterie et un de la cavalerie de la garde nationale, commandés par un officier supérieur, ont été envoyés à l'endroit où le convoi s'était arrêté la veille. Les restes du général Kléber, placés dans un corbillard disposé à cet effet, attelé de six chevaux pareils, conduits par des soldats du train d'artillerie, s'est mis en marche et est arrivé à dix heures à la porte Dauphine, où toutes les autorités civiles et militaires, les officiers à demi-solde et en retraite, et un grand nombre de citoyens les plus distingués de Strasbourg se trouvaient réunis. M. le colonel chef d'état-major de la division a prononcé une oraison funèbre. »
«Messieurs,
Le corps du général Kléber était oublié depuis dix-huit ans à l'extrémité de la France, lorsqu'en 1814 un Monarque dont les affections se confondent avec celles des Français, et qui se plaît à réparer tous les torts, conçut le noble et généreux dessein de placer les restes glorieux du guerrier près de son berceau, et de les confier à l'amour de ses compatriotes.
Contrarié alors par de fatales circonstances, l'ordre royal vient d'être renouvelé, et sous de plus heureux auspices il s'exécute aujourd'hui.
Accourez donc, Strasbourgeois et guerriers, à la voix du Roi, pour recevoir, entourer, saluer avec attendrissement et respect l'honorable dépôt qu'il a voulu rendre à sa contrée natale, à ses parents, à ses amis. Les cyprès se mêlent, il est vrai, aux lauriers: mais Kléber n'est pas mort tout entier ; l'affection, l'admiration et la reconnaissance lui rendent une seconde existence, moins périssable, immortelle, s'il reste d'âge en âge des hommes faits pour honorer et chérir de grands talents relevés par d'éclatants services.
Je ne rechercherai pas les secours de l'éloquence pour parler à des soldats, à ses compatriotes; pour qu'ils m'écoutent, il suffit que je leur redise avec simplicité les faits qui ont rempli de gloire des jours sitôt bornés.
Kléber naquit à Strasbourg le 9 Mars 1755. Dès son bas âge il apprit à Paris, sous un maître-habile, l'architecture, les arts et les sciences qui s'y rapportent.
A son retour à Strasbourg, et dès lors généreux, intrépide, s'indignant du désordre, il protégea deux étrangers, au risque de ses jours, contre l'abus de la force et du nombre. La reconnaissance fit naître l'amitié, et celle-ci facilita à Kléber son admission dans l'école militaire de Munster.
Le prince de Kaunitz, s'y trouvant un jour, distingua du premier abord ce jeune homme d'une riche et noble stature, d'une figure pleine d'âme et d'expression, réunissant beaucoup d'esprit à beaucoup de talents, et, par une exception trop rare pour n'être pas honorable, il l'admit dans son régiment à l'emploi de lieutenant, sans le faire passer par les grades inférieurs. Détaché peu après, avec son chef, à une armée que l'Autriche faisait marcher contre le Turc, Kléber entrevit la guerre; mais, comme il l'a dit, il eut le chagrin de ne pas la faire.
Plus tard, la monotonie de quelques années de garnison lassa cette âme ardente, et il quitta le service étranger pour rentrer dans sa patrie, où l'attendait à Belfort la place d'inspecteur des bâtiments de la province.
Il occupait cet emploi, lorsqu'en 1789, les magistrats de la ville furent menacés dans une insurrection. Kléber les couvre de son corps et de son courage, et ils sont sauvés.
La levée des bataillons, en 1791, le ramena dans la carrière pour laquelle la nature l'avait formé : il fut nommé adjudant-major dans le 1er bataillon du Haut-Rhin.
Il s'était élevé au grade d'adjudant-général, lorsqu'au premier siège de Mayence les sorties de Biberich et de Marienborn, qu'il commandait, le présentèrent aux armées françaises comme l'une de leurs, plus belles espérances.
Il suivit le sort de l'armée de Mayence, où il était parvenu au grade de général, lorsqu’elle fut envoyée dans la Vendée. Là, constamment froissé entre les devoirs du guerrier, auquel les armes ont été remises au nom de la patrie, et la douleur du Français forcé d'en combattre d'autres, il rechercha une gloire moins amère et des consolations, en commandant, au nom de l'humanité et de la France elle-même, tous les ménagements que pouvait permettre l'horrible malheur de la guerre civile.
Laissons donc couvertes d'un crêpe funèbre ces actions si brillantes, dont il détestait la fatale nécessité, et plaisons-nous à redire qu'il voulut toujours et qu'il sut plus d'une fois adoucir et éluder les mesures qu'ordonnait, dans ces malheureuses contrées, un gouvernement aveugle et emporté.
Un jour, en exposant sa vie, il conserva celle de 4000 prisonniers dévoués à la mort par les proconsuls. Cette action, toute simple pour, l'âme de Kléber, était sublime d'après les circonstances qui l'accompagnèrent ; un général vendéen, le brave Bonchamp, l'imita depuis au passage de la Loire.
L'inébranlable fermeté avec laquelle il suivit cette impulsion de son âme, lui valut enfin une destitution qui l'honorait aux yeux des gens honnêtes de l'un et de l'autre parti: l'instabilité des événements qui se précipitaient alors les uns sur les autres, l'arracha seule à l'échafaud où l'eussent conduit sa droiture et son intrépide humanité.
Employé plus tard comme général de division à l'armée du Nord, il exécute, à la tête de trois divisions, le passage de la Sambre, en présence des armées de la Prusse et de l'Autriche ; il triomphe à Fleurus avec le général Jourdan, marche sur Mons, force des passages formidables que défend envahi l'ennemi qu'il repousse au-delà du Rhin, et après vingt jours de tranchée ouverte et quarante-huit heures de bombardement, il est dans Maestricht.
C'est dans le cours de ces exploits que, poussant de poste en poste pendant huit jours le corps d'armée que commandait le prince de Kaunitz, il fit prier son ancien colonel d'excuser ce qu'il faisait pour honorer les leçons de son premier maître.
Ramené sous les murs ensanglantés de Mayence, qu'il attaquait alors comme il les avait défendus quelques années plus tôt, il sait tourner contre l'ennemi le désespoir de ses soldats, mourants de faim sur les neiges et les glaces ; et avec une incroyable activité il projette, prépare, exécute le passage du Rhin, fond avec impétuosité sur l'ennemi, le culbute, le poursuit au-delà de la Sieg, et, l'attirant par ses manœuvres autour de ses propres divisions, le force de laisser sans défense les bords du Rhin, où le général Jourdan doit arriver et arrive en effet avec le reste de l'armée française. Lorsque, plusieurs mois après, la victoire eut abandonné un moment les drapeaux français et que l'armée dut repasser le fleuve, trente heures étaient indispensables pour reconstruire le pont qu'avait détruit l'imprudence d'un instant, et les troupes étaient pressées entre le Rhin et des forces supérieures.
Soldats, dit Kléber, le fleuve nous arrête, c'est sur l'ennemi que nous nous précipiterons. A ces paroles, à l'exemple du vaillant capitaine que dans de pareilles occasions ils appelaient le dieu Mars, les soldats s'animent, s'ébranlent, et bientôt un long espace sépare l'ennemi du rivage. L'armée reprend sa retraite, et Kléber le dernier met le pied sur le pont que la victoire a permis de rétablir.
Pendant la campagne qui suivit, les jours se comptent par des succès. L'armée du prince de Wurtemberg mise en pleine déroute sur les hauteurs d'Altenkirchen; près d'Ukradt 20 000 Français résistant à 60 000 hommes que commande le prince Charles ; Kray battu à la Koldick, Wartensleben à Friedberg : voilà quelques-uns des trophées de Kléber. Francfort va lui ouvrir ses remparts, lorsqu'un gouvernement ombrageux éloigne le vainqueur du théâtre de sa gloire.
L'attrait des résultats que l'expédition d'Egypte pouvait avoir pour la civilisation de deux parties du monde, devait entraîner Kléber, et l'entraîne.
A peine débarqué sur la terre classique, il reçoit une blessure grave à l'escalade des remparts d'Alexandrie; mais, à la tête de sa division, il n'en prend pas moins la place d'assaut.
Détaché devant S. Jean d'Acre avec une partie de l’avant-garde, il fond sur 30 000 ennemis qui s'avancent, les bat et les frappe d'une telle épouvante qu'ils fuient en désordre vers les sources du Jourdain. Au mont Tabor il marche au pas de charge sur la cavalerie, ne lui laisse d'asile qu'au-delà des monts ; et presque en même temps il signale de nouveau sa valeur devant S. Jean d'Acre, dont ses victoires ont protégé le siège.
L'armée, rentrée en Egypte, était tellement affaiblie, et désorganisée que l'on eût pu désespérer de son salut, lorsqu'il prit le commandement qu'avait abandonné Bonaparte. Cependant le grand-vizir s'avance à la tête de 80 000 hommes; l'armée Anglo-Musulmane poursuit ses succès; et il faut négocier. Le commodore Sidney Smith promet que nos soldats seront ramenés en France.sur des vaisseaux anglais, et, fidèle au traité, Kléber a livré aux Musulmans la ville de Damiette et les forts de la haute Egypte, lorsque les chefs anglais lui mandent que leur gouvernement veut que l'armée française se rende à discrétion. Kléber en peu de mots instruit ses soldats : Français, préparez-vous à combattre, répondez à l'insolence par des victoires ; et l'armée se développe dans la plaine de Lacoubé; le grand-visir est défait; son armée se disperse dans les déserts; le Caire révolté se soumet, et l'Egypte s'étonne d'être reconquise.
Mais, que la fortune humaine est instable et vaine ! Au moment où Kléber administre en homme d'état les provinces qu'ont soumises son génie et la victoire, et qu'il forme, sous les drapeaux français, une nouvelle armée de Coptes, d'Arméniens et des enfants de l'antique Grèce; lorsqu'à l'âge de quarante-sept ans il peut s'abandonner aux plus flatteuses espérances, le fer que dirigent le fanatisme turc et la trahison, tranche subitement le cours d'une vie si grande et si pleine. L'armée pleure un père, la France a perdu un appui, et l'Europe un héros !
Pour mériter ce beau titre, il ne suffit pas d'actions éclatantes et de grandes victoires; il faut avoir fait preuve de vertus courageuses, de sentiments nobles et désintéressés ; et c'est là ce qui vaut à Kléber nos hommages.
Si par sa vaillance et ses talents il commandait l'admiration et aux armées qui lui étaient opposées et à celles qu'il conduisait, jamais il n'abusa de la victoire, jamais il ne se dégrada par des affections indignes d'une belle âme. L'ennemi vaincu était à ses yeux un être malheureux qu'il plaignait, protégeait, secourait ; et la conquête même imposait au vainqueur de nouveaux devoirs. Impétueux, mais calme dans le combat, il était constant et inébranlable dans les revers, comme sans faste et simple dans les succès ; et parce que, joignant une âme
énergique au corps le plus robuste, il était vraiment fort, il était tour à tour ce qu'il fallait, modeste et modéré, ou intrépide et fier.
La douleur de ses amis, que le temps n'a point affaiblie, nous dit assez qu'il fut exempt d'égoïsme, bon, d'un commerce aimable et sûr. Certes, il aima la gloire pour qui il a tant fait ! mais il chérit aussi la justice et l'humanité; et ceux qui ont le mieux lu dans sa conscience, savent le mieux que dans tous ses travaux il voulut avant tout acquérir le droit de se dire : j'ai bien servi ma patrie.
Mânes illustres d'un guerrier citoyen, dont l'exemple, en nous traçant une route si glorieuse, nous impose de grands devoirs ; ombre chère à tes compatriotes, à ceux qui furent tes compagnons d'armes, à ceux qui remplacent aujourd'hui le grand nombre d'entre eux qui n'est plus, agrée l'hommage que la vérité fait valoir, et que t'offre un cœur pénétré de regrets et de vénération.
Et nous tous, Strasbourgeois et soldats, adressons de nouveau nos actions de grâce au Roi magnanime qui, en ordonnant la solennité funèbre que nous célébrons, a voulu donner à l'armée et à l'Alsace un témoignage éclatant de sa bonté; adressons-les encore au noble Prince qui l'a provoquée.
Vive le Roi ! »
Je reprends à présent le récit de Ricard :
« Le convoi a continué ensuite sa marche, se dirigeant vers la cathédrale. Les troupes sur son passage lui ont rendu les honneurs dus à son rang. Onze coups de canon ont été tirés par intervalle pendant cette marche. Quatre officiers-généraux portaient les coins du poêle. Arrivé à la cathédrale, le corps a été déposé sur un catafalque richement orné. L'église était tendue en noir et éclairée par les seules bougies. Le service s'est fait avec la plus grande pompe. Pendant ce temps, toutes les troupes, rangées en bataille autour de la cathédrale, ont fait par intervalles les trois décharges de mousqueterie prescrites par les règlements. Ensuite de la cérémonie, les restes mortels du général Kléber ont été remis à la mairie de Strasbourg, et déposés, en présence de toutes les autorités, dans un caveau de la cathédrale, en attendant l'érection du monument que le conseil municipal de la ville de Strasbourg a voté dans sa séance du 24 août 1818. »
Comme indiqué dans le rapport, le colonel Ricard prononça l’oraison funèbre à l’arrivée du cercueil à la porte Dauphine :
«
Comme l’indiquait le colonel Ricard dans son discours le conseil municipal de Strasbourg avait voté, le 24 août 1818, l’érection d’un monument à la mémoire de Kléber :
« Sur la proposition d'un membre, le conseil municipal, réuni en séance extraordinaire, autorisée par M. le préfet, a considéré,
Que le 16 février 1815, il avait formé la demande que les restes mortels du général Kléber, né à Strasbourg le 9 mars 1755, fussent retirés du château d'If, où ils gitent abandonnés et sans honneurs, et transférés dans cette ville ;
Qu'il a reproduit le même vote dans sa délibération du 9 de juin dernier, en y ajoutant celui d'ériger un monument public à ce glorieux compatriote, et en appelant tous les habitants à concourir, par une souscription , aux dépenses de cet hommage patriotique ;
Que sur la demande de S. A. R. Mgr le duc d'Angoulême, S. M. a consenti que le corps de ce général en chef fût transporté à Strasbourg, son lieu natal, et que des ordres ont été donnés en conséquence à MM. les lieutenants-généraux commandants des 8e et 5e divisions militaires, et pour cette translation, et pour les honneurs funèbres, et pour leurs frais, qui seront supportés par le Gouvernement ;
Qu'à son arrivée, indiquée pour le 6 de septembre prochain, et à l’issue de la cérémonie funèbre qui sera faite avec la pompe et les honneurs prescrits pour un général en chef, la caisse renfermant les restes de Kléber sera remise à la mairie ;
Que dans une dernière lettre écrite à M. le baron Dubreton, commandant la 5e division, sous la date du 21 du présent mois d’août, par S. EX. le ministre secrétaire d’état de la guerre, il est exprimé que les Starsbourgeois, regardant la remise de ce précieux dépôt comme une concession honorable faite à la ville qui a donné naissance à ce général, devront aussi attacher de l’intérêt à se conserver le droit, comme le mérite, d’ériger eux-mêmes un monument qui soit la propriété incontestable et un des ornements de leur ville ;
Se rendant en même temps l'interprète de ses concitoyens et de leurs sentiments envers S. A. R., qui, en provoquant une chose agréable à la France, à l'armée et aux départements du Rhin, a acquis de nouveaux droits à leur amour, à leur reconnaissance et à celle des amis de la gloire nationale ; voulant devancer leurs propres vœux, en diriger l'accomplissement; n'ambitionnant que l’honneur de leur donner ici le premier exemple,
Il a délibéré unanimement que les dépenses de l'érection d'un monument public, à la mémoire du général Kléber, seront faites par la voie d'une souscription. En conséquence un registre sera ouvert au secrétariat-général de la mairie, non-seulement aux Strasbourgeois, mais à tous les habitants des départements des Haut-et-Bas-Rhin, qui voudront s'associer à cet acte patriotique, et surtout aux braves de tous les grades , qui ont servi sous les ordres de Kléber, ou à qui sa mémoire est encore chère et révérée.
Trente des plus forts souscripteurs, résidant à Strasbourg, seront appelés et réunis pour former entr'eux le comité général d'exécution, faire dresser les plans et les arrêter, même désigner l'emplacement le plus convenable, assurer la collecte des souscriptions, prendre, en un mot, toutes les dispositions nécessaires.
Toutefois les travaux seront confiés au sieur Ohmacht, sculpteur de cette ville, renommé par ses talents et par ses ouvrages.
Les présentes seront rendues publiques par insertion dans les Affiches de Strasbourg et le Courier du Bas-Rhin. Elles seront en outre transcrites en tête du registre de souscriptions.
Il en sera donné communication tant à M. le baron Dubreton, lieutenant-général, commandant la division, qu'à M. le comte de Bouthillier, préfet du département du Bas-Rhin, et à M. le comte de Castéjà, préfet du département du Haut-Rhin. »
Le projet fut particulièrement lent et le corps de Kléber ne quitta la cathédrale que 20 ans plus tard, le 13 décembre 1838.
Le Journal des débats du 17 décembre rapporta l’évènement en ces termes :
« C'est le 13 décembre qu'a eu lieu à Strasbourg la translation du corps du général Kléber. De bon matin, les environs de la cathédrale étaient encombré. A neuf heures et demie, les portes ont été ouvertes. A dix heures, le clergé est descendu du chœur pour aller prendre le corps qui était déposé à l'entrée de l'église et qui a été porté par seize sous-officiers appartenant à l'artillerie et à la ligne.
Les parents de Kléber, ses anciens compagnons d'armes les membres du comité des souscripteurs, les autorités civiles et militaires venaient à la suite. Les quatre coins du poêle étaient portés par MM. les généraux Kessel, Frinon, Schaeffer et Maugin. Deux drapeaux, voilés de crêpes noirs, étaient portés à côté du cercueil. Tout le chœur était revêtu d'une tenture noire, sur laquelle se détachaient plusieurs faisceaux de drapeaux tricolores.
Après l'office, pendant lequel des artistes et des amateurs ont exécuté avec ensemble le Requiem de Mozart, l'évêque a fait l'absoute, et le clergé a conduit le corps jusqu'à la porte de l'église. Le cercueil a été alors placé sur le char funéraire, qui avait été décoré avec beaucoup de goût pour cette cérémonie, et que traînaient huit chevaux d'artillerie couverts de longues housses noires, la tête couverte de panaches blancs et noir.
Toutes les rues que le cortège a eu à traverser étaient encombrées d'une foule immense, que la double haie de soldats qui la bordait avait peine à contenir. Toutes les fenêtres étaient garnies de personnes qui contemplaient cette marche funèbre. Arrivé à midi un quart sur la place d'Armes, autour de laquelle les troupes fermaient un vaste carré, le cercueil a été descendu, et, pendant qu'on le plaçait dans le tombeau de pierre qui l'attendait, la musique de tous les régiments composant la garnison de Strasbourg a exécuté la marche de Kléber.
M. de Schauenbourg, capitaine d'état-major, membre de la Chambre des Députés et président de la commission des souscripteurs, a prononcé un discours qui a été écouté avec un religieux silence. Après ce discours, les différentes compagnies des régiments de la garnison, artillerie et infanterie, se sont avancées tour à tour devant le caveau et ont fait des feux de peloton. »
Translation des cendres de Kléber. 13 décembre 1838, d'après un dessin de M.E. Schweitzer :
Le monument fut inauguré deux ans plus tard, le 14 juin 1840, pour le quarantième anniversaire de la mort de Kléber :
« L'inauguration de la statue de Kléber a eu lieu le 15 (sic) de ce mois à Strasbourg. Dès le matin, les fenêtres des maisons étaient pavoisées et la ville avait pris un air de fête.
A onze heures, les autorités civiles et militaires, et les principaux habitants, se sont réunis à l'Hôtel-de-Ville, et de là se sont rendus à la place d'armes au milieu d'une foule considérable.
Arrivé à sa destination, où l'attendaient les troupes de la garnison, en grande tenue le cortège a entouré le monument. Deux discours ont été prononcés par le maire de Strasbourg et par le lieutenant-général commandant la division. M. le maire, en retraçant la vie glorieuse de Kléber, a fait un heureux parallèle des agitations et des guerres des premières époques de la révolution avec le régime de liberté, d'égalité et de sage progrès dont la France jouit, à l'abri de la Charte de 1830 et de la paix. Ce discours et celui de M. le lieutenant-général Buchet, ont fait une vive impression et ont excité des applaudissements.
Plusieurs croix d'honneur ont été ensuite distribuées à des militaires de la garnison et, après la revue des troupes, l'assemblée s'est séparée. Le soir, les maisons ont été illuminées. »
(Journal des débats, 18 juin 1840)
La statue, œuvre de M.P. Grass, sculpteur strasbourgeois, représente Kléber au moment où il reçoit les offres de capitulation de Keith et auxquelles il répondit par un vibrant : « Soldats ! On ne répond à une telle insolence que par des victoires. Préparez-vous à combattre. »
Haute de 3 m 10, la statue (coulée par le fondeur Honoré à Paris), repose sur un piédestal en granit rose du ballon de Guebwiller, exécuté par l’architecte Roethlisberger, à partir des dessins de Fries.
On peut y voir deux bas-reliefs représentant les batailles d’Héliopolis et d’Altenkirchen.
Sur la face antérieure, on peut lire :
"J.B. Kléber
Né à Strasbourg le 6 mars 1753.
Adjudant général à l’armée de Mayence.
Général de brigade à l’armée de la Vendée.
Général de division à l’armée de Sambre-et-Meuse.
Général en chef en Egypte.
Mort au Caire le 14 juin 1800."
Et sur la face postérieure :
« A Kléber,
ses frères d’armes,
ses concitoyens,
la patrie.
1840.
Ici reposent ses restes. »
Quarante après, les Strasbourgeois honoraient ainsi, d’une certaine manière, l’arrêté consulaire du 6 septembre 1800 que Bonaparte avait finalement, comme le corps de Kléber à If, jeté aux oubliettes…
La statue de Kléber traversa ensuite les âges, souvent aux premières loges des grands ou tragiques épisodes de l’histoire de la ville de Strasbourg.
1939 :
Quand les Allemands s’emparèrent de l’Alsace en 1940, il fut décidé de démonter la statue.
La statue fut remisée dans un musée de la ville et le corps de Kléber inhumé dans le cimetière militaire de Cronenbourg
La place Kléber fut par ailleurs débaptisée en Karl Roos platz, en l’honneur de Charles Roos, homme politique alsacien fusillé le 7 février 1940, pour espionnage au profit de l’Allemagne.
et servit de lieu de rassemblement pour les grandes cérémonies nazies.
A la Libération, la dépouille de Kléber quitta le cimetière militaire de Cronenbourg, le 16 septembre 1945, et la statue réinstallée sur la place :
Elle fut inaugurée à nouveau, en présence de Leclerc, le 23 novembre, premier anniversaire de la libération de Strasbourg.
En 1967, un parking fut construit sous la place.