Plus exactement, ce fut Eyssautier, commandant de la 69e demi-brigade, de la part de Menou (alors à Alexandrie) qui remit la lettre, et autres documents, à Kléber, à Rosette.En arrivant sur place, Kléber trouve seulement Menou qui lui remet cette lettre.
Disons que le véritable ressentiment vint plus tard. Il faut bien préciser, ce que l'on ne fait pas toujours, que Kléber (je ne parle pas de la méthode) approuvait le départ de Bonaparte.Apprenant le départ de son chef et probablemnt vexé de ne pas avoir été mis dans la confidence des préparatifs, l'alsacien entre dans une colère noire.
Mais il est vrai que "l'oiseau déniché" lui avait laissé un fardeau bien pesant. Et Kléber ne tarda pas à s'en plaindre.
Lettre au Directoire (26 septembre 1799) :
« Le général en chef Bonaparte est parti pour France le 6 fructidor, au matin, sans en avoir prévenu personne. Il m'avait donné rendez-vous à Rosette le 7. Je n'y ai trouvé que ses dépêches. Dans l'incertitude si le général a eu le bonheur de passer, je crois devoir vous envoyer copie et de la lettre par laquelle il me donne le commandement de l'armée, et de celle qu'il adressa au Grand-Vizir à Constantinople, quoiqu'il sût parfaitement que ce Pacha était déjà arrivé à Damas.
Mon premier soin a été de prendre une connaissance exacte de la situation actuelle de l'armée.
Vous savez, citoyens Directeurs, et vous êtes à même de vous faire représenter l'état de sa force, lors de son arrivée en Egypte. Elle est réduite de moitié ; et nous occupons tous les points capitaux du triangle des Cataractes à El-Arich, d'El-Arich à Alexandrie, et d'Alexandrie aux Cataractes. Cependant, il ne s'agit plus aujourd'hui, comme autrefois, de lutter contre quelques hordes de Mamelouks découragés; mais de combattre et de résister aux efforts réunis de trois grandes puissances : la Porte, les Anglais et les Russes.
Le dénuement d'armes, de poudre de guerre, de fer coulé, et de plomb, présente un tableau tout aussi alarmant que la grande et subite diminution d'hommes dont je viens de parler. Les essais de fonderie faits n'ont point réussi ; la manufacture de poudre établie à Roudah n'a pas encore donné, et ne donnera probablement pas le résultat qu'on se flattait d'en obtenir ; enfin la réparation des armes à feu est lente, et il faudrait, pour activer tous ces établissements, des moyens et des fonds que nous n'avons pas.
Les troupes sont nues, et cette absence de vêtement est d'autant plus fâcheuse, qu'il est reconnu que dans ce pays elle est une des causes les plus actives des dysenteries et des ophtalmies qui sont les maladies constamment régnantes; la première surtout a agi cette année puissamment sur des corps affaiblis et épuisés par les fatigues. Les officiers de santé remarquent, et le rapportent constamment, que quoique l'armée soit si considérablement diminuée, il y a cette année un nombre beaucoup plus grand de malades qu'il n'y en avait l'année dernière à la même époque.
Le général Bonaparte, avant son départ, avait à la vérité donné des ordres pour habiller l'armée en drap, mais pour cet objet, comme pour beaucoup d'autres, il s'en est tenu là et la pénurie des finances, qui est un nouvel obstacle à combattre, l'eût mis dans la nécessité, sans doute, d'ajourner l'exécution de cet utile projet.
Il faut en parler, de cette pénurie.
Le général Bonaparte a épuisé les ressources extraordinaires dans les premiers mois de notre arrivée : il a levé alors autant de contributions de guerre que le pays pouvait en supporter. Revenir aujourd'hui à ces moyens, alors que nous sommes au dehors entourés d'ennemis, serait préparer un soulèvement à la première occasion favorable.
Et cependant Bonaparte, à son départ, n'a pas laissé un sol en caisse, ni aucun autre objet équivalent. Il a laissé au contraire un arriéré de près de dix millions ; c'est plus que le revenu d'une année dans la circonstance. La solde arriérée pour toute l'armée se monte seule à quatre millions.
L'inondation actuelle rend impossible le recouvrement de ce qui reste dû sur l'année qui vient d'expirer, et qui suffirait à peine pour la dépense d'un mois. Ce ne sera donc qu'au mois de frimaire qu'on pourra en recommencer la perception ; et alors il n'en faut pas douter, on ne pourra pas s'y livrer, parce qu'il faudra combattre. Enfin, le Nil étant cette année très mauvais, plusieurs provinces, faute d'inondation, offriront des non-valeurs auxquelles on ne pourra se dispenser d'avoir égard.
Tout ce que j'avance ici, citoyens Directeurs, je puis le prouver, et par des procès verbaux, et par des états certifiés des différents services.
Quoique l'Egypte soit tranquille en apparence, elle n'est rien moins que soumise. Le peuple est inquiet, et ne voit en nous, quelque chose que l’on puisse faire, que des ennemis de sa propriété ; son cœur est sans cesse ouvert à l’espoir d'un changement favorable.
Les Mamelouks sont dispersés, mais ils ne sont pas détruits. Mourad-Bey est toujours dans la Haute-Egypte avec assez de monde pour occuper sans cesse une partie considérable de nos forces. Si on l'abandonnerait un moment, sa troupe se grossirait bien vite, et il viendrait nous inquiéter jusque dans cette capitale, qui, malgré la plus grande surveillance, n'a cessé jusqu'à ce jour de lui procurer des secours en argent et en armes.
Ibrahim-Bey est à Gaza, avec environ deux mille Mamelouks; et je suis informé que trente mille hommes de l'armée du Grand-Vizir et de Djezzar Pacha y sont déjà arrivés. Le Grand-Vizir est parti de Damas il y a environ vingt jours. Il est actuellement campé auprès d'Acre. Enfin, les Anglais sont maîtres de la mer Rouge.
Telle est, citoyens Directeurs, la situation dans laquelle le général Bonaparte m'a laissé l'énorme fardeau de commandement de l'armée d'Orient. Il voyait la crise fatale s’approcher : vos ordres ne lui ont pas permis de la surmonter ; que cette crise existe, ses lettres, ses instructions, sa négociation entamée en font foi ; elle est de notoriété publique, et nos ennemis semblent aussi peu l'ignorer que les Français qui se trouvent en Egypte.
« Si cette année, me dit le général Bonaparte, et malgré toutes nos précautions, la peste est en Egypte, et vous tuait plus de quinze cents soldats, etc., je pense que dans ce cas vous ne devez point hasarder à soutenir la campagne prochaine, et que vous êtes autorisé à conclure la paix avec la Porte Ottomane, quand même l'évacuation de l'Egypte devrait être la condition principale, etc. »
Je vous fais remarquer ce passage, citoyens Directeurs, parce qu’il est caractéristique sous plus d'un rapport, et qu'il indique surtout la situation réelle dans laquelle je me trouve. Que peuvent être quinze cents hommes de plus ou de moins dans l'immensité de terrain que j'ai à défendre et aussi journellement à combattre.
Le général dit ailleurs : « Alexandrie et El-Arich, voilà les deux clefs de l'Egypte. » El-Arich est un méchant fort à quatre journées dans le désert. La grande difficulté de l'approvisionner ne permet pas d’y jeter une garnison de plus de deux cent cinquante hommes. Six cents Mamelouks et Arabes pourront, quand ils le voudront, intercepter sa communication avec Katieh, et comme, lors du départ de Bonaparte, cette garnison n'avait pas pour quinze jours de vivres en avance, il ne faudrait pas plus de temps pour l'obliger à se rendre sans coup férir. Les Arabes seuls étaient dans le cas de faire des convois soutenus dans les brûlants déserts, mais d'un côté ils sont été tant de fois trompés, que loin de nous offrir leurs services, ils s'éloignent et se cachent ; d'un autre côté l'arrivée du Grand-Vizir, qui enflamme leur fanatisme et leur prodigue des dons, contribue tout autant à nous en faire abandonner
Alexandrie n'est point une place, c'est une vaste camp retranché ; il était à la vérité assez bien défendu par une nombreuse artillerie de siège, mais depuis que nous l'avons perdue, cette artillerie, dans la désastreuse campagne de Syrie, depuis que le Général Bonaparte a retiré toutes les pièces de marine pour armer au complet les deux frégates avec lesquelles il est parti, ce camp ne peut plus offrir qu'une faible résistance.
Le général Bonaparte enfin s'était fait illusion sur l'effet que devait produire le succès qu'il a obtenu au poste d'Aboukir. Il a en effet détruit la presque totalité des neuf mille Turcs qui avaient débarqué. Mais, qu'est-ce qu'une perte pareille pour une grande nation, à laquelle on a ravi la plus belle portion de son empire, et à qui la religion, l'honneur et l'intérêt, prescrivent également de se venger et de reconquérir ce qu'on avait pu lui enlever ? Aussi cette victoire n'a-t-elle pas retardé un instant ni les préparatifs ni la marche du Grand-Vizir.
Dans cet état de choses, que puis-je et que dois-je faire ? Je pense, citoyens Directeurs, que c'est de continuer les négociations entamées par Bonaparte ; quand elles ne donneraient d'autre résultat que celui de gagner du temps, j'aurais déjà lieu d'en être satisfait. Vous trouverez ci-joint la lettre que j'écris en conséquence au Grand-Vizir ; en lui envoyant duplicata de celle de Bonaparte.
Si ce ministre répond à ces avances, je lui proposerai la restitution de l'Egypte aux conditions suivantes :
Le Grand-Seigneur y établirait un Pacha comme par le passé ;
On lui abandonnerait le miri que la Porte a toujours perçu de droit et jamais de fait ;
Le commerce serait ouvert réciproquement entre l'Egypte et la Syrie ;
Les Français demeureraient dans le pays, occuperaient les places et les forts, et percevraient tous les autres droits avec ceux des douanes, jusqu'à ce que le Gouvernement français eût conclu la paix avec l'Angleterre.
Si ces conditions préliminaires et sommaires étaient acceptées, je croirais avoir fait pour la patrie, plus qu'en obtenant la plus éclatante victoire. Mais je doute que l'on veuille prêter l'oreille à ces propositions ; si l'orgueil des Turcs ne s'y opposait point, j’aurais à combattre l'influence de l'or des Anglais. Dans tous les cas, je me guiderai d'après les circonstances.
Je connais toute l'importance de la possession de l'Egypte. Je disais en Europe qu'elle était pour la France le point d'appui par lequel elle pourrait remuer le système du commerce des quatre parties du monde ; mais pour cela il faut un puissant levier ; ce levier, c'est la marine. La nôtre a existé ; depuis lors, tout a changé, et la paix avec la Porte peut seule, ce me semble, nous offrir une voie honorable pour nous tirer d’une entreprise qui ne peut plus atteindre l'objet qu'on avait pu s'en proposer.
Je n'entrerai point, citoyens Directeurs, dans les détails de toutes les combinaisons diplomatiques, que la situation actuelle de l'Europe peut offrir. Ils ne sont point de mon ressort. Dans la détresse où je me trouve, et trop éloigné du centre des événements, je ne puis guère m'occuper que du salut et de l'honneur de l'armée que je commande : heureux si dans mes sollicitudes, je réussis à remplir vos vœux. Plus rapproché de vous, je mettrais toute ma gloire à vous obéir.
Je joins ici, citoyens Directeurs, un état exact de ce qui nous manque en matériel pour l'artillerie, et un tableau sommaire de la dette contractée et laissée par le général Bonaparte.
Salut et respect. »