PRISONNIERS : Pontons
Pontons espagnols
Nous sommes au début du mois d'avril 1810, quelques semaines après la naissance du Roi de Rome, à la pointe sud de la Péninsule Ibérique. Le Général Lejeune, envoyé en mission par l'Empereur auprès de ses lieutenants pour jauger l'état de santé, d'approvisionnement, de moral, etc de l'armée, passe en revue la ligne des forts bordant la ville de Cadix, assiégée par les français. Il remarque à quelques dizaines de mètres du rivage des épaves de bateaux calcinées:
[Ce qui suit est un extrait de ses Mémoires:]
Beaucoup de soldats plongeaient encore dans ces restes submergés, et en tiraient des objets de valeur. M. d’Hérize, l’un des officiers qui étaient avec moi, me dit : « C’est à cet événement que je dois ma délivrance. » Ceci piqua ma curiosité, et je le priai de me dire quel rapport il y avait entre lui et ces restes de vaisseaux anglais ? Alors, en continuant à marcher, il m’amena jusqu’à deux autres carcasses de vaisseaux qui se trouvaient également échouées à peu de distance l’une de l’autre, à quelques centaines de pas dans la mer, et il me raconta le fait suivant.
« Ces vieux vaisseaux que vous voyez, me dit-il, sont les pontons l’Argonaute, et la Castille, sur lesquels deux mille Français qui étaient prisonniers, se sont échappés, il y a cinq semaines, en bravant les plus grands dangers :
« Depuis deux ans, nous gémissions entassés dans ces prisons flottantes ; nous étions privés d’argent, de vêtements, et presque de vivres. Rien n’égalait notre misère. Les officiers étaient confondus avec les soldats, et nous n’avions pas même cette consolation, qu’au milieu des grands malheurs les hommes tirent de leur éducation, en se rapprochant des cœurs formés comme les leurs ; ce qui leur procure bientôt les douceurs de la confiance et de l’amitié. Un grand nombre de femmes et d’enfantes, arrêtés aussi, lors de la révolution d’Espagne, étaient mêlés avec nous. Leur faiblesse rendait leur malheur plus sensible et leurs peines ajoutaient aux nôtres. La mort faisait chaque jour des ravages à bord et nous avions sans cesse à pleurer des mères, des amis ou des fils. L’espoir de voir notre sort s’améliorer était si éloigné, qu’il ne pouvait plus soutenir notre courage.
« Nous étions dans cette affreuse position que rien ne peut décrire, lorsque l’un des trois bâtiments que vous venez de voir, fut un jour détaché par la force du vent et le courant de la marée qui le firent dériver, et l’entraînèrent sur cette plage.
« Il y vint échouer, malgré toutes les ancres et les efforts de l’équipage pour lui donner une autre direction. Cet événement devint pour nous un coup de lumière ; et ce qui était pour d’autres le comble du malheur, devint l’objet de tous nos vœux.
« En étudiant la marche de la marée, chacun de nous commençait à espérer ; et depuis ce moment si quelque paille, ou quelque corps flottant se trouvait sous la main, nous le jetions à la mer, et nos regards le suivaient avidement, aussi loin que possible, dans la direction du rivage heureux, où il allait aborder ; mais notre espoir s’évanouissait à la vue des câbles et des amarres qui retenaient nos vaisseaux, et qu’il semblait impossible de détacher. Une garde espagnole veillait d’ailleurs à la police du bord et nous étions sans armes.
« Cependant le désir de nous procurer la liberté sur le ponton la Castille, que je montais, faisait naître chaque jour de nouvelles idées pour y parvenir et nous eûmes bientôt trouvé le moyen de réunir quatre haches que nous avions dérobées aux charpentiers qui travaillaient à l’entretien de notre vieux vaisseau.
« C’était bien peu pour lutter contre deux cents canons qui pouvaient tirer sur nous dans le même instant, mais c’était assez pour faire travailler nos têtes et nous encourager. J’osai donc, avec six officiers, former un projet d’évasion. Nous en fîmes part à M. Derolles, brave officier de marine qui saisit nos vues, et nous donna l’idée de la plus audacieuse entreprise.
« Nous en gardâmes d’abord le secret, parce que tous n’étaient pas également capables de voir approcher de sang-froid un moment si hasardeux, et que l’hésitation des plus timides pouvait nous perdre. Nous décidâmes que la plus forte marée de la lune qui commençait, devant avoir lieu dans six jours, à quatre heures du matin, c’était l’instant qu’il fallait choisir. Nous communiquâmes ensuite ce plan au plus brave officier du ponton l’Argonaute, auquel on en jeta l’avis dans une boule de pain : celui-ci l’accepte avec transport pour lui et les siens, et nous employâmes les six jours à animer les esprits de manière à faire désirer à toute l’exécution du projet. Nous avons fini par le leur communiquer, en menaçant de la mort, celui qui oserait s’y opposer, ou le dévoiler.
« Enfin, le jour marqué arriva. En attendant le moment indiqué, chacun feignait de se reposer. La nuit était belle, tout était calme excepté nos cœurs. En voyant l’ardeur avec laquelle chacun avait pris part au complot, nous regrettions d’avoir douté un moment du courage de quelques uns. Nous avions touts les yeux sur Derolles, qui s’était armé de la meilleur hache. Lorsqu’il vit la mer suffisamment grossie, et le courant assez fort, il nous fit signe de le suivre en silence.
La suite du récit demain.
